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aimable, fier et moqueur du Vénitien lui révélait beaucoup de choses que ma mère ne comprenait pas. — Vois-tu, Juliette, me dit-elle, en se penchant vers moi, voici un grand seigneur qui se moque de nous.

J’eus un tressaillement douloureux. Ce que disait ma tante répondait à mes pressentimens. C’était la première fois que j’apercevais clairement sur la figure d’un homme le dédain de notre bourgeoisie. On m’avait accoutumée à me divertir de celui que les femmes ne nous épargnaient guère, et à le regarder comme une marque d’envie ; mais notre beauté nous avait jusque-là préservées du dédain des hommes, et je pensai que Leoni était le plus insolent qui eût jamais existé. Il me fit horreur, et quand après avoir ramené ma mère à sa place, il m’invita pour la contredanse suivante, je le refusai fièrement. Sa figure exprima un tel étonnement que je compris à quel point il s’attendait à un bon accueil. Mon orgueil triompha, et je m’assis auprès de ma mère en déclarant que j’étais fatiguée. Leoni nous quitta en s’inclinant profondément à la manière des Italiens, et en jetant sur moi un regard de curiosité où perçait toujours la moquerie de son caractère.

Ma mère, étonnée de ma conduite, commença à craindre que je ne fusse capable d’une volonté quelconque. Elle me parla doucement, espérant qu’au bout de quelque temps je consentirais à danser, et que Leoni m’inviterait de nouveau. Mais je m’obstinai à rester à ma place. Au bout d’une heure, nous entendîmes à diverses reprises, dans le bourdonnement vague du bal, le nom de Leoni ; quelqu’un dit en passant près de nous que Leoni perdait six cents louis. — Très bien ! dit ma tante d’un ton sec, il fera bien de chercher une belle fille à marier avec une belle dot !

— Oh ! il n’a pas besoin de cela, reprit une autre personne, il est si riche !

— Tenez, ajouta une troisième, le voilà qui danse. Voyez s’il a l’air soucieux !

Leoni dansait en effet, et son visage n’exprimait pas la moindre inquiétude. Il se rapprocha ensuite de nous, adressa des fadeurs à ma mère avec la facilité d’un homme du grand monde, et puis essaya de me faire dire quelque chose en m’adressant des questions