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LA VEILLÉE DE VINCENNES.

ternel soleil avec son nec pluribus impar et l’ultima ratio regum ; et il logeait une poule là-dessous !

Le bon Adjudant nous parla d’elle en fort bons termes. Elle fournissait des œufs frais à lui et à sa fille, avec une générosité sans pareille ; et il l’aimait tant, qu’il n’avait pas eu le courage de tuer un seul de ses poulets, de peur de l’affliger. Comme il racontait ses bonnes mœurs, les tambours et les trompettes battirent et sonnèrent à la fois l’appel du soir. On allait lever les ponts, et les concierges en faisaient déjà résonner les chaînes. Nous n’étions pas de service, et nous sortîmes par la porte du bois. Timoléon, qui n’avait cessé de faire des angles sur le sable avec le bout de son épée, s’était levé du canon en regrettant ses triangles comme moi je regrettais ma poule blanche et mon Adjudant.

Nous tournâmes à gauche en suivant les remparts, et passant ainsi devant le tertre de gazon élevé au duc d’Enghien sur son corps fusillé et sur sa tête écrasée par un pavé, nous côtoyâmes les fossés en regardant le petit chemin blanc qu’il avait suivi pour arriver à cette fosse.

Il y a deux sortes d’hommes qui peuvent très bien se promener ensemble cinq heures de suite sans se parler, ce sont les prisonniers et les officiers. Condamnés à se voir toujours, quand ils sont tous réunis, chacun est seul. Nous allions en silence, les bras derrière le dos. Je remarquai que Timoléon tournait et retournait sans cesse une lettre au clair de la lune. C’était une petite lettre de forme longue, j’en connaissais la figure et l’auteur féminin, et j’étais accoutumé à le voir rêver tout un jour sur cette petite écriture fine et élégante. Aussi nous étions arrivés au village en face le château, nous avions monté l’escalier de notre petite maison blanche, nous allions nous séparer sur le carré de nos appartemens voisins, que je n’avais pas dit une parole. Là seulement il me dit tout à coup :

— Elle veut absolument que je donne ma démission, qu’en pensez-vous ?

— Je pense, dis-je, qu’elle est belle comme un ange, parce que je l’ai vue ; je pense que vous l’aimez comme un fou, parce que je vous vois depuis deux ans tel que ce soir ; je pense que vous avez une assez belle fortune à en juger par vos chevaux et votre train ;