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LEONE LEONI.

avait été élevée de même et s’en trouvait bien, car elle était incapable de les ressentir, et n’avait jamais eu besoin de les combattre». On avait appliqué mon intelligence à des études où le cœur n’avait aucun travail à faire sur lui-même. Je touchais le piano d’une manière brillante, je dansais à merveille, je peignais l’aquarelle avec une netteté et une fraîcheur admirables ; mais il n’y avait en moi aucune étincelle de ce feu sacré qui donne la vie et qui la fait comprendre. Je chérissais mes parens, mais je ne savais pas ce que c’était qu’aimer plus ou moins. Je rédigeais à merveille une lettre à quelqu’une de mes jeunes amies, mais je ne savais pas plus la valeur des expressions que celle des sentimens. Je les aimais par habitude. J’étais bonne envers elles par obligeance et par douceur ; mais je ne m’inquiétais pas de leur caractère, je n’examinais rien. Je ne faisais aucune distinction raisonnée entre elles. Celle que j’aimais le plus était celle qui venait me voir le plus souvent.

J’étais ainsi et j’avais seize ans, lorsque Leoni vint à Bruxelles. La première fois que je le vis, ce fut au théâtre. J’étais avec ma mère dans une loge, assez près du balcon, où il était avec les jeunes gens les plus élégans et les plus riches. Ce fut ma mère qui me le fit remarquer. Elle était sans cesse à l’affût d’un mari pour moi, et le cherchait parmi les hommes qui avaient la toilette la plus brillante et la taille la mieux prise. C’était tout pour elle. La naissance et la fortune ne la séduisaient que comme les accessoires de choses plus importantes à ses yeux, la tenue et les manières. Un homme supérieur sous un habit simple ne lui eût inspiré que du dédain. Il fallait que son futur gendre eût de certaines manchettes, une cravate irréprochable, une tournure exquise, une jolie figure, des habits faits à Paris, et cette espèce de bavardage insignifiant qui rend un homme adorable dans le monde. Quant à moi, je ne faisais aucune comparaison entre les uns ou les autres. Je m’en remettais aveuglément au choix de mes parens, et je ne désirais ni ne fuyais le mariage.

Ma mère trouva Leoni charmant. Il est vrai que sa figure est admirablement belle, et qu’il a le secret d’être aisé, gracieux et animé sous ses habits et avec ses manières de dandy. Mais je n’éprouvai aucune de ces émotions romanesques qui font pressentir la destinée aux ames brûlantes. Je le regardai un instant pour