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de mon cœur j’excuse des torts dont le récit dans la bouche d’un autre me révolterait.

— Eh bien ! lui dis-je, je veux les apprendre de la tienne ; je n’ai jamais su les détails de cette funeste histoire, je veux que tu me les dises, que tu me racontes ta vie tout entière ; en connaissant mieux tes maux, j’apprendrai peut-être à les mieux adoucir. Dis-moi tout, Juliette, dis-moi par quels moyens ce Leoni a su se faire tant aimer ; dis-moi quel charme, quel secret il avait, car je suis las de chercher en vain le chemin inabordable de ton cœur. Je t’écoute, parle.

— Ah ! oui, je le veux bien, répondit-elle, cela va enfin me soulager ; mais laisse-moi parler et ne m’interromps par aucun signe de chagrin ou d’emportement, car je dirai les choses comme elles se sont passées, je dirai le bien et le mal, combien j’ai souffert et combien j’ai aimé.

— Tu diras tout et j’entendrai tout, lui répondis-je. — Je fis apporter de nouvelles bougies et ranimer le feu. Juliette parla ainsi :

— Vous savez que je suis fille d’un riche bijoutier de Bruxelles ; mon père était habile dans sa profession, mais peu cultivé d’ailleurs. De simple ouvrier il s’était élevé à la possession d’une belle fortune que le succès de son commerce augmentait de jour en jour. Malgré son peu d’éducation, il fréquentait les maisons les plus riches de la province, et ma mère, qui était jolie et spirituelle, était bien accueillie dans la société opulente des négocians.

Mon père était doux et apathique. Cette disposition augmentait chaque jour avec sa richesse et son bien-être. Ma mère, plus active et plus jeune, jouissait d’une indépendance illimitée, et profitait avec ivresse des avantages de la fortune et des plaisirs du monde. Elle était bonne, sincère et pleine de qualités aimables, mais elle était naturellement légère, et sa beauté, merveilleusement respectée par les années, prolongeait sa jeunesse aux dépens de mon éducation. Elle m’aimait tendrement, à la vérité, mais sans prudence et sans discernement. Fière de ma fraîcheur et des frivoles talens qu’elle m’avait fait acquérir, elle ne songeait qu’à me promener et à me produire ; elle éprouvait un doux, mais