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lui mesurer son gros pain et de lui peser sa viande. Sans l’armée les fils de grand seigneur ne soupçonneraient pas comment un soldat vit, grandit, engraisse toute l’année avec neuf sous par jour et une cruche d’eau fraîche, portant sur le dos un sac dont le contenant et le contenu coûtent quarante francs à sa patrie.

Cette simplicité de mœurs, cette pauvreté insouciante et joyeuse de tant de jeunes gens, cette vigoureuse et saine existence, sans fausse politesse ni fausse sensibilité, cette allure mâle donnée à tout, cette uniformité de sentimens imprimée par la discipline, sont des liens d’habitude grossiers, mais difficiles à rompre, et qui ne manquent pas d’un certain charme inconnu aux autres professions. J’ai vu des officiers prendre cette existence en passion au point de ne pouvoir la quitter quelque temps sans ennui, même pour retrouver les plus élégantes et les plus chères coutumes de leur vie. Les régimens sont des couvens d’hommes, mais des couvens nomades. On y remplit bien les vœux de pauvreté et d’obéissance.

Le caractère de ces reclus est indélébile comme celui des moines, et jamais je n’ai revu l’uniforme d’un de mes régimens sans un battement de cœur.

Un soir de l’été de 1819 je me promenais à Vincennes dans l’intérieur de la forteresse, où j’étais en garnison, avec Timoléon d’Arc***, lieutenant de la garde comme moi. Nous avions fait, selon l’habitude, la promenade au Polygone, assisté à l’étude du tir à ricochet, écouté et raconté paisiblement des histoires de guerre, discuté sur l’École Polytechnique, sur sa formation, son utilité, ses défauts, et sur les hommes au teint jaune qu’avait fait pousser ce terroir géométrique. La couleur de l’école, Timoléon l’avait aussi sur le front. Ceux qui l’ont connu se rappelleront, comme moi, sa figure régulière et un peu amaigrie, ses grands yeux noirs et les sourcils arqués qui les couvraient, et le sérieux si doux et si rarement troublé de son visage de Spartiate. Il était fort préoccupé ce soir-là de notre conversation très longue sur le système des probabilités de La Place. Je me souviens qu’il tenait sous le bras ce livre que nous avions en grande estime, et dont il était souvent tourmenté.

La nuit tombait, ou plutôt s’épanouissait, une belle nuit d’août.