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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

nous aperçûmes notre sacristain tranquillement à couvert sous son parapluie comme sous un vaste hangar. Il venait à nous, posant proprement la pointe de ses pieds sur l’extrémité des pierres dont était parsemé le chemin, et qui formaient un archipel de petites îles au milieu de la nappe d’eau qui couvrait littéralement la plaine ; de sorte que lorsqu’il nous rejoignit, il ne nous fallut qu’un coup d’œil pour nous convaincre que la personne de notre guide s’était conservée intacte depuis les extrémités supérieures jusqu’aux extrémités inférieures ; pas une goutte d’eau ne coulait de sa chevelure, pas une tache de boue ne souillait ses souliers cirés à l’œuf. Arrivé à quatre pas de nous, il s’arrêta, fixa ses grands yeux étonnés sur notre groupe tout ruisselant et tout transi, et comme s’il lui eût fallu autre chose que l’aspect du temps pour lui donner l’explication de notre détresse, il dit après quelques secondes de réflexion, et toujours se parlant à lui-même : — « Ah ! foui, ché comprends, fous être mouillés ; c’est l’orache. »

Le gredin ! nous l’aurions étranglé de bon cœur ; je crois même que l’un de nous en fit la proposition. Heureusement que nous fûmes détournés de cette mauvaise pensée par les sons d’une cloche qui retentit à quelques pas de nous, et dont le bruit semblait sortir de terre : c’était celle de l’ermitage, dont nous n’étions plus qu’à quelques pas. L’orage avait été rapide et violent comme un orage de montagne ; la pluie avait cessé, le ciel était redevenu pur ; nous secouâmes nos vêtemens, et quittant notre abri, nous nous acheminâmes vers la grotte, laissant notre sacristain occupé à chercher une place bien exposée où il pût faire sécher son parapluie. Bientôt nous nous trouvâmes en face de l’ouvrage le plus merveilleux qu’ait accompli peut-être depuis le commencement des siècles la patience d’un homme.

En 1760, un paysan de Gruyère, nommé Jean Dupré, prit la résolution de se faire ermite et de se creuser lui-même un ermitage comme jamais les pères du désert n’avaient soupçonné qu’il en pût exister. Après avoir cherché long-temps dans le pays environnant une place convenable, il crut avoir trouvé, à l’endroit même où nous étions, une masse de rochers à la fois assez solide et assez friable pour qu’il pût mettre à exécution son projet. Cette masse, recouverte à son sommet d’une terre végétale sur