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REVUE DES DEUX MONDES.

« Ayant exprimé mon étonnement de l’existence d’abus aussi monstrueux, en ajoutant que je croyais l’empereur doué d’une ame élevée et juste, et qu’il fallait qu’il ignorât ces viles pratiques, il me fut répondu que le czar les connaissait parfaitement, qu’il en gémissait, mais que le gouvernement étant trop pauvre pour payer convenablement ses fonctionnaires, il était obligé de fermer les yeux sur ces peccadilles. J’obtins, en outre, un autre renseignement, à savoir que lorsqu’un homme avait occupé une place assez longtemps pour remplir ses poches, on le met de côté pour faire place à quelque autre aspirant affamé, de sorte que le système de corruption se perpétue d’une génération à l’autre.

« Dans ce pays d’arbitraire où les crimes sont punis si sévèrement, où un homme peut être envoyé en Sibérie ou déchiré par le knout sans qu’on lui dise presque pourquoi, où l’espionnage règne à un degré effrayant, il semble extraordinaire que ni la crainte d’être découvert, ni celle du châtiment n’arrête les déprédateurs. Mais le fait est que pourvu qu’un homme ne conspire pas contre l’état, pourvu qu’il se contente de lire la Gazette de Saint-Pétersbourg, et qu’il admette que tout est pour le mieux dans le meilleur des empires possibles, il peut voler, se parjurer et commettre impunément toute espèce d’injustices. »

Après avoir tracé ce tableau qui n’est pas entièrement neuf, M. Moore se récrie, avec une honnête indignation, contre ceux qui ont encore foi dans les forces de la Russie, mais il est évident que la question n’est pas là ; ce n’est pas son gouvernement corrompu qui la rend à craindre, si crainte il y a, mais bien ses masses ignorantes et fanatiques que ce gouvernement met d’un signe en action. Au reste, M. Moore n’a pas eu la prétention de discuter cette question si rebattue de l’influence que l’orient de l’Europe peut avoir un jour sur son occident. Nous avons au fond la même confiance que lui dans l’avenir de ce dernier ; seulement nous la puisons dans d’autres motifs, il nous suffit pour cela de regarder autour de nous.

D’Odessa M. Moore revint à Paris par Vienne et Strasbourg ; à Vienne il eut l’honneur d’être présenté au duc de Reichstadt : cet épisode de son voyage eût été d’un vif intérêt, s’il l’eût publié aussitôt son retour ; on sent qu’aujourd’hui il doit perdre une partie de son mérite. Un itinéraire, offrant toutes les distances parcourues par l’auteur, termine son ouvrage et lui donne un degré d’utilité de plus. Les voyageurs qui auront la même destination que M. Moore trouveront en lui un compagnon de route attachant et un guide fidèle ; à ce double titre nous croyons devoir le leur recommander.


F. BULOZ.