Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 1.djvu/666

Cette page a été validée par deux contributeurs.
654
REVUE DES DEUX MONDES.

heureux ; Dieu soit loué, notre condition a été médiocre. Nous avons tout tenté pour te rendre plus heureux, et cela par toi-même ; mais le sort n’a pas voulu que nous arrivions au but… Pour moi, je me sens profondément courbé par le mauvais résultat de ta dernière démarche. Tu vois donc, clair comme le soleil, que dans tes mains se trouve le sort futur de tes vieux, et certes de tes bons parens, ainsi que celui de ta sœur, qui t’aime de toute son ame. Depuis votre naissance, et auparavant, puis-je dire, depuis que je suis marié, je me suis certainement rendu la vie bien amère pour fournir successivement à l’entretien de deux ménages, de ma mère, de ma femme et de sept enfans que j’avais de mes deux mariages. Si tu veux compter que de couches, de maladies, de morts, que de frais de tous genres j’ai eu à supporter, tu t’assureras que non-seulement je n’ai pas donné une seule fois dans ma vie un liard pour mes plaisirs, mais qu’en dépit de tous mes efforts, je n’aurais pu m’empêcher de contracter des dettes, sans une grace spéciale de Dieu : et cependant je n’ai jamais eu de dettes qu’en ce moment. Toutes mes heures, je les ai consacrées à vous deux, dans l’espoir que vous pourriez vous suffire un jour, et aussi que vous me procureriez une vieillesse tranquille, où, sûr de rendre bon compte à Dieu des enfans qu’il m’a confiés, je pusse m’occuper du salut de mon ame et voir venir paisiblement l’heure de ma mort. Mais la volonté de Dieu en a décidé autrement. Il faut qu’à cette heure je recommence à me livrer à un rude travail, et à donner des leçons mal payées. Mon cher Wolfgang, je n’ai pas la moindre inquiétude à ton sujet, et j’ai toute confiance, tout espoir en ton amour filial. Tu es doué d’une raison saine, et elle te mènera à bien si tu veux l’écouter ; mais tu arrives dans un monde tout nouveau, et les circonstances où tu vas te trouver à Paris seront toutes différentes de celles où nous vivions autrefois. Nous habitions l’hôtel d’un ambassadeur, j’étais un homme mûr et vous étiez des enfans. Je ne voyais que des personnes d’un haut rang. J’évitais toute familiarité avec les gens de ma profession. Toi, tu es un jeune homme de vingt-deux ans, tu ne peux éviter les liaisons avec les jeunes gens de ton âge, qui sont souvent des aventuriers ou des trompeurs. On s’avance ainsi insensiblement sans savoir comme on reviendra. Je ne veux pas parler des femmes. Là, on a besoin de toute sa raison