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si souvent, est fort exacte. L’opéra était étudié, il devait être exécuté le lendemain, et cette ouverture n’était pas faite. Mozart était au milieu de ses amis, causant tranquillement ; il semblait avoir oublié sa tâche, quand on vint lui demander sa musique, qu’on avait à peine le temps de copier avant la représentation. Il passa dans la chambre voisine, et se mit en devoir d’écrire. Il était minuit quand il commença. Mozart pria sa femme de lui préparer une jatte de punch, et de rester dans la chambre pour le tenir éveillé, en lui contant de ces belles histoires de fées et de revenans que les femmes et les enfans savent conter si poétiquement en Allemagne ; et tandis qu’elle lui disait les vieilles légendes bohémiennes du pourfendeur Ezech, de la magicienne Libussa, et de Ludomilla la belle princesse, lui, demi éveillé, demi dormant, bercé par les fées qu’évoquait la douce voix de sa femme, voyant à la fois autour de lui la plaintive Anna, Don Juan, Elvire, et les spectres de la grande légende de Ziska, laissa courir sa plume, et ne s’arrêta que lorsque sa tête, allourdie par le sommeil, tomba sur le papier. L’admirable ouverture de Don Juan était achevée. L’aube blanchissait déjà le sommet de l’église Saint-Veit, la cathédrale de Prague, qui étendait devant la petite chambre de Mozart ses longues galeries dentelées. Il était quatre heures du matin. L’opéra de Mozart devait être représenté à sept heures du soir. Les copistes eurent à peine fini leur travail à cette heure. On plaça les parties d’orchestre encore tout humides sur les pupitres, et Mozart vint en personne diriger l’exécution de l’ouverture qui n’avait pas été étudiée. L’attention prodigieuse que les exécutans furent forcés de donner à cette partition qu’ils voyaient pour la première fois, fit des miracles, et Mozart ne parlait jamais sans attendrissement de l’effet immense que son ouverture produisit sur le public de Prague dans cette représentation. Depuis ce temps, presque tous les compositeurs se sont fait un devoir de ne composer leur ouverture qu’au dernier moment ; mais les Mozart et les Rossini sont rares, ou plutôt uniques, et les ouvertures médiocres et pâles ne nous ont pas manqué.

Je crois qu’il faut avoir étudié attentivement la vie entière de Mozart pour se faire une juste idée de l’immensité de son talent et de la grandeur de son caractère. Sa veuve, remariée à un con-