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échoué dans mes entreprises, il y a eu chez moi faillance de destinée. Les étrangers qui ont succédé dans leurs desseins furent secondés de la fortune ; ils avaient derrière eux des amis puissans et une patrie tranquille : je n’ai pas eu ce bonheur.

Des auteurs modernes français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, poète, légiste, c’est dans les bois que j’ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j’ai peint la mer, dans les camps que j’ai parlé des armes, dans l’exil que j’ai appris l’exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées que j’ai étudié les princes, la politique, les lois et l’histoire. Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort. Dans l’Italie et l’Espagne de la fin du Moyen-âge et de la Renaissance, les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d’Ercilla, de Cervantes !

En France nos anciens poètes et nos anciens historiens chantaient et écrivaient au milieu des pélerinages et des combats : Thibault comte de Champagne, Villehardouin, Joinville, empruntent les félicités de leur style des aventures de leur carrière ; Froissard va chercher l’histoire sur les grands chemins, et l’apprend des chevaliers et des abbés qu’il rencontre et avec lesquels il chevauche. Mais à compter du règne de François Ier, nos écrivains ont été des hommes isolés dont les talens pouvaient être l’expression de l’esprit, non des faits de leur époque. Si je suis destiné à vivre, je représenterai dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événemens, les catastrophes, l’épopée de mon temps, d’autant plus que j’ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions. Je me suis rencontré entre les deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles.

Les Mémoires, divisés en livres et en parties, sont écrits à différentes dates et en différens lieux : ces sections amènent naturellement des espèces de prologues, qui rappellent les accidens survenus