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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE.

été initié à des secrets de partis, de cour et d’état : j’ai vu de près les plus rares malheurs, les plus hautes fortunes, les plus grandes renommées. J’ai assisté à des siéges, à des congrès, à des conclaves, à la réédification et à la démolition des trônes. J’ai fait de l’histoire, et je pouvais l’écrire. Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes, Chactas, René, Eudore, Aben-Hamet ; avec les filles de mes chimères, Atala, Amélie, Blanca, Velleda, Cymodocée. En dedans et à côté de mon siècle, j’exerçais peut-être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littéraire.

Je n’ai plus autour de moi que quatre ou cinq contemporains d’une longue renommée. Alfieri, Canova et Monti ont disparu ; de ses jours brillans, l’Italie ne conserve que Pindemonte et Manzoni, Pellico a usé ses belles années dans les cachots du Spielberg ; les talens de la patrie de Dante sont condamnés au silence, ou forcés de languir en terre étrangère ; lord Byron et M. Canning sont morts jeunes ; Walter Scott semble au moment de nous laisser ; Goethe vient de nous quitter rempli de gloire et d’années. La France n’a presque plus rien de son passé si riche ; elle commence une autre ère : je reste pour enterrer mon siècle, comme le vieux prêtre qui, dans le sac de Beziers, devait sonner la cloche avant de tomber lui-même, lorsque le dernier citoyen aurait expiré.

Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes.

Depuis ma première jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voyageur ; depuis 1800 jusqu’en 1814, sous le consulat et l’empire, ma vie a été littéraire ; depuis la restauration jusqu’aujourd’hui, ma vie a été politique.

Dans mes trois carrières successives, je me suis toujours proposé une grande tâche : voyageur, j’ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j’ai essayé de rétablir la religion sur ses ruines ; homme d’état, je me suis efforcé de donner aux peuples le vrai système monarchique représentatif avec ses diverses libertés. J’ai du moins aidé à conquérir celle qui les vaut, les remplace et tient lieu de toute constitution : la liberté de la presse. Si j’ai souvent