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nemi de Philippe ; bien souvent il a vu le jour lutter avec la lueur pâlissante de sa lampe.

S’il a reçu du ciel une riche nature, il a cultivé précieusement ce divin patrimoine. Rarement se laisse-t-il aller au premier élan de sa pensée. Il se défie courageusement du caprice de ses inspirations. Il préfère, et je l’en remercie, l’approbation et la louange de quelques amis d’élite à la bruyante et passagère popularité qui salue à l’ordinaire l’exagération et l’emphase. Quand une fois il s’est mis en tête d’enchatonner une de ses pensées, il ne quitte pas le métal qu’il ne l’ait ciselé selon sa volonté. Ce n’est pas assez pour lui d’avoir donné, comme un habile lapidaire, une transparence lumineuse à la pierre qu’il a taillée ; il veut pousser plus loin le travail et la conquête. Il sèmera sur l’anneau des figures capricieuses, pleines de mouvement et de vie, il entrelacera leurs bras, il animera leurs gestes, il luttera de précision et de finesse avec l’art florentin. C’est une rude tâche ; n’est-ce pas ? Mais la gloire achetée à ce prix n’en est que plus grande et plus durable.


Vous connaissez mieux que moi tous les trésors contenus dans l’âme ardente et poétique de Sainte-Beuve. Mieux et plus souvent que moi, vous avez pu apprécier toutes les souplesses de sa pensée, toutes les ressources de sa parole. S’il n’a pas, comme Lamartine, la spontanéité débordante, ou, comme Alfred de Vigny, la patiente coquetterie, il s’élève aussi haut qu’eux en marchant par d’autres voies. Vous ne l’ignorez pas, mon ami, Sainte-Beuve est arrivé à la poésie par la science qu’il a trouvée incomplète, par la pratique de la vie qu’il a trouvée mauvaise. Avant de demander à Dieu d’impérissables consolations, il s’est plongé bien avant dans les vanités de l’esprit, dans les plaisirs et les passions du monde. Avant de regarder face à face celui qui ne se voit pas, il s’est confié long-temps dans l’austère contemplation de la vérité enseignable, il s’est complu dans les joies turbulentes. Quand il s’est mis à chanter, il savait, il avait vécu. Aussi, chez lui, c’est un plaisir singulier d’allier la forme savante à l’apparente humilité des détails. Comme l’auteur de Laodamia, il aime à célébrer dans ses hymnes mélodieux les épisodes de la vie domestique. Le souvenir de ses lectures n’est jamais que l’occasion et rarement la cause