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une époque féconde en chefs-d’œuvre poétiques, remarquable par le mouvement et la vivacité, ou par l’ordre et l’harmonie de ses créations. Elle choisit à son gré, selon l’énergie ou la faiblesse de son caractère, Shakspeare ou Pope, Molière ou Boileau. Une fois fixée dans son choix, elle déclare irréprochable de tout point le modèle dont elle a fait un demi-dieu. Elle brûle, sur l’autel qu’elle a bâti de ses mains, un encens vigilant et assidu. Tous ceux qui ne sont pas initiés à sa religion, elle les nomme impies.

Quelles sont les conséquences prochaines et naturelles de cette méthode ? Que faut-il attendre de ces perpétuelles comparaisons ? Est-il permis de fonder une légitime espérance sur ce dévot souvenir du passé ? N’y a-t-il pas dans ce culte des aïeux le germe d’une irrésistible injustice pour les contemporains ? N’est-il pas à craindre que l’habitude de vivre avec les morts ne nous rende dédaigneux et hautains avec les hommes que nous coudoyons ? Le vieil adage latin, major è longinquo reverentia, n’est-il pas applicable avec une égale justesse à l’histoire littéraire et à l’histoire politique ? N’est-il pas dans le caractère humain de grandir les figures à mesure qu’elles s’éloignent ? Quel est celui de nous qui résiste courageusement à l’effet inverse de cette singulière perspective ? Quel est celui qui ne cède pas au mouvement involontaire de sa vanité, et qui ne se console pas à son insu de la supériorité des contemporains éminens, en leur opposant la supériorité menaçante des morts illustres ?

C’est une triste vérité, mais qu’il faut reconnaître et ne jamais oublier, que la plupart des hommes répugnent à l’admiration des choses qu’ils ont sous les yeux. Ils se sembleraient à eux-mêmes trop petits et trop infimes, s’ils avouaient la grandeur et l’élévation de ceux qui respirent le même air et vivent dans la même ville. Ils se vengent du présent qu’ils ne peuvent détruire en cherchant dans les siècles évanouis des figures plus grandes et plus hautes. Ceci est une plaie honteuse de notre nature ; mais, pour la guérir, il ne faut pas la nier.

S’il y a parmi nous des esprits loyaux et sérieux qui s’accommodent volontiers d’une double admiration, chez qui la sympathie pour le présent n’exclut pas le respect du passé, et qui ne se trouvent ni plus petits ni plus étroits pour proclamer en toute occasion qu’ils n’atteignent à la taille ni de leurs aïeux ni de leurs frères,