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REVUE DES DEUX MONDES.
SPARK.

Ce que tu dis là ferait rire bien des gens ; moi, cela me fait frémir : c’est l’histoire du siècle entier. L’éternité est une grande aire, d’où tous les siècles, comme de jeunes aiglons, se sont envolés tour à tour pour traverser le ciel et disparaître ; le nôtre est arrivé à son tour au bord du nid ; mais on lui a coupé les ailes, et il attend la mort en regardant l’espace dans lequel il ne peut s’élancer.

FANTASIO, chantant.

Tu m’appelles ta vie, appelle-moi ton ame,
Car l’ame est immortelle, et la vie est un jour.

Connais-tu une plus divine romance que celle-là, Spark ? C’est une romance portugaise. Elle ne m’est jamais venue à l’esprit, sans me donner envie d’aimer quelqu’un.

SPARK.

Qui, par exemple ?

FANTASIO.

Qui ? Je n’en sais rien, quelque belle fille toute ronde comme les femmes de Miéris ; quelque chose de doux comme le vent d’ouest, de pâle comme les rayons de la lune ; quelque chose de pensif comme ces petites servantes d’auberge des tableaux flamands, qui donnent le coup de l’étrier à un voyageur à larges bottes, droit comme un piquet sur un grand cheval blanc. Quelle belle chose que le coup de l’étrier ! une jeune femme sur le pas de sa porte, le feu allumé qu’on aperçoit au fond de la chambre, le souper préparé, les enfans endormis ; toute la tranquillité de la vie paisible et contemplative dans un coin du tableau ! et là l’homme encore haletant, mais ferme sur la selle, ayant fait vingt lieues, en ayant trente à faire ; une gorgée d’eau-de-vie, et adieu ! La nuit est profonde là-bas, le temps menaçant, la forêt dangereuse ; la bonne femme le suit des yeux une minute, puis elle laisse tomber, en retournant à son feu, cette sublime aumône du pauvre : Que Dieu le protège !

SPARK.

Si tu étais amoureux, Henri, tu serais le plus heureux des hommes.