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HOMMES D’ÉTAT DE L’ANGLETERRE.

dualité à tout ce qui se dit ou se fait par d’autres. Tel est le caractère spécial de lord Brougham.

Si l’on proposait comme thèse le portrait imaginaire de l’homme qui pourrait être appelé, par excellence, le représentant du xixe siècle, il faudrait chercher les traits caractéristiques de sa physionomie intellectuelle parmi ceux qui distinguent le siècle tumultueux où nous vivons. Cet homme devrait être vivement préoccupé d’ambitions personnelles, parce que jamais, dans aucun temps, les grands projets consacrés au bien public n’ont été aussi exclusivement livrés aux chances de l’habileté individuelle, qui n’aperçoit et ne souhaite l’intérêt commun qu’à travers l’objet de ses propres désirs. Il devrait être hardi, infatigable, plein de confiance dans la fortune, plein de ressources dans la défaite, parce que le large développement de l’éducation a tellement agrandi l’arène, que toutes les carrières sont encombrées, d’une façon inouie jusqu’ici, de rivaux nombreux et sans conscience. Il devra posséder au suprême degré la faculté de se faire des amis par son affabilité, par ses qualités sociales, et par sa générosité réelle, parce que, pour la même raison, chacun aujourd’hui a besoin, plus que jamais, de tous les auxiliaires étrangers dont il peut disposer. Aucun homme vain et insociable ne peut prétendre au succès. Il devra posséder le don de l’enthousiasme, parce qu’aucun homme ne peut communiquer aux autres une émotion profonde, à moins que son esprit ne soit capable d’éprouver une émotion pareille. Mais, dans un temps où l’attention générale se porte vers la réforme des vieilles institutions, son enthousiasme devra être plutôt celui d’un conquérant qui cherche à détruire que celui d’un fondateur d’empire qui essaie de fonder de nouveaux principes dans l’esprit des hommes. Pour la même raison, son talent d’argumentation devra consister principalement dans l’analyse, qui réfute l’erreur en la poursuivant jusqu’à ses dernières conséquences : il pourra manquer de la puissance synthétique, car le logicien qui cherche à établir une proposition affirmative est accueilli aujourd’hui par le soupçon et la froideur. Pour la même raison encore, son éloquence devra être âpre, sarcastique, richement imprégnée de fiel satirique, car le monde est devenu enclin à la raillerie aussi bien qu’au soupçon, et rit volontiers des faiseurs de systèmes