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FANTASIO.

SPARK.

Eh bien donc ?

FANTASIO.

Eh bien donc ! où veux-tu que j’aille ? Regarde cette vieille ville enfumée ; il n’y a pas de places, de rues, de ruelles où je n’aie rodé trente fois ; il n’y a pas de pavés où je n’aie traîné ces talons usés, pas de maisons où je ne sache quelle est la fille ou la vieille femme dont la tête stupide se dessine éternellement à la fenêtre ; je ne saurais faire un pas sans marcher sur mes pas d’hier : eh bien ! mon cher ami, cette ville n’est rien auprès de ma cervelle. Tous les recoins m’en sont cent fois plus connus ; toutes les rues, tous les trous de mon imagination sont cent fois plus fatigués ; je m’y suis promené en cent fois plus de sens, dans cette cervelle délabrée, moi son seul habitant ! je m’y suis grisé dans tous les cabarets, je m’y suis roulé comme un roi absolu dans un carrosse doré, j’y ai trotté en bon bourgeois sur une mule pacifique ; et je n’ose seulement pas maintenant y entrer comme un voleur, une lanterne sourde à la main !

SPARK.

Je ne comprends rien à ce travail perpétuel sur toi-même ; moi, quand je fume, par exemple, ma pensée se fait fumée de tabac ; quand je bois, elle se fait vin d’Espagne ou bière de Flandre ; quand je baise la main de ma maîtresse, elle entre par le bout de ses doigts effilés pour se répandre dans tout son être sur des courans électriques ; il me faut le parfum d’une fleur pour me distraire, et de tout ce que renferme l’universelle nature, le plus chétif objet suffit pour me changer en abeille, et me faire voltiger çà et là avec un plaisir toujours nouveau.

FANTASIO.

Tranchons le mot, tu es capable de pêcher à la ligne.

SPARK.

Si cela m’amuse, je suis capable de tout.

FANTASIO.

Même de prendre la lune avec les dents ?

SPARK.

Cela ne m’amuserait pas.