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sur ceux qui les suivent. Ce sont, à chaque période, de nouvelles générations d’êtres que les générations antérieures n’ont point produites. Il n’en est point ainsi dans l’histoire de l’esprit humain et de ses œuvres. Ce qui est aujourd’hui a été préparé, annoncé, engendré mystérieusement par ce qui fut il y a des milliers d’années. Chaque jour du passé a élaboré en silence le présent. Il faut étudier la vie de l’animal dans l’embryon, l’organisation de la plante dans la graine où elle est tout entière ; de même il faut surprendre tout développement humain, et en particulier tout développement littéraire, dans son germe obscur, dans sa semence cachée. C’est bâtardise pour les siècles comme pour les individus de ne pas connaître leur père ; c’est impiété dénaturée de le renier ; c’est au contraire devoir et plaisir de faire la généalogie de son temps. Notre siècle, né d’hier, est de race noble et antique ; il date de loin. À l’histoire appartient de retrouver ses titres et de lui rendre ses aïeux.

Messieurs, je voudrais pouvoir exprimer avec plus d’énergie ce principe fondamental ; l’essence de l’histoire est pour moi dans l’étude approfondie, dans le sentiment intime de la filiation des âges. C’est là qu’est le lien, le noeud, l’unité de la vie du genre humain.

L’oeuvre de chaque siècle se compose de ce qu’il a ajouté à ce qu’il a reçu. Il faut donc, pour faire l’inventaire exact de la richesse littéraire d’un temps, connaître le fonds qu’il a hérité des siècles précédens, fonds qu’il a monnayé et frappé à son coin, à son millésime.

Ainsi, en France, quand le moyen-âge a été un passé méconnu, presque oublié, n’a-t-il pas laissé un certain fonds de sentimens, d’idées, de poésie, à ces siècles qui l’ignoraient ; héritiers un peu ingrats, qui usaient du legs sans remercier le donataire ? Ni Corneille, ni Racine, ni Voltaire, ne se doutaient que les sentimens d’amour et d’honneur chevaleresque, auxquels ils prêtaient sur la scène un si noble langage, eussent germé dans ces temps qu’ils méprisaient. Cependant, on peut le dire hardiment, si la littérature chevaleresque n’était pas née au moyen-âge et n’avait pas été transmise par les romans et la tradition des mœurs, elle n’aurait point pris naissance au temps de Louis xiv ou de Louis xv. Si les troubadours n’avaient pas existé, nous n’aurions