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SOUVENIRS D’UN OFFICIER DE MARINE.

nante, que nos boulets sifflèrent autour du navire sans l’atteindre ; et le léger dommage que nous avions causé se trouva aussitôt réparé comme par enchantement. Bientôt toutes les voiles du schooner se replièrent, et une multitude d’hommes armés se montrèrent tout à coup sur le pont, qui fut alors couvert de combattans. Cependant la supériorité du schooner était maintenant bien évidente ; il s’était arrêté, confiant sans doute dans son stratagème, et nous étions à peine à une encâblure de distance lorsqu’il nous envoya sa bordée terrible. Cette décharge cribla nos manœuvres, nous démonta une pièce, et trois de nos gens tombèrent sans vie sur le pont.

— Voilà ce que c’est que de mépriser nos frères d’Amérique, grommela tout bas M. Splinter.

Il fallut alors se résoudre à prendre chasse devant l’ennemi que nous avions poursuivi d’abord, et dont la fuite simulée nous avait attirés dans le piège.

— Entendez-vous ce concert qu’ils font à bord ? me dit le capitaine, dont la rage et la douleur étaient au comble.

— Oui, dit Splinter : ce sont leurs cornets à bouquin qui jouent l’air national des États-Unis : Yankee-Doodle.

— Allons encore une décharge ! tâchons de lui payer notre dette, Nipper.

En ce moment une nouvelle bordée du schooner vient frapper notre plat-bord ; des éclats de bois, arrachés avec un bruit affreux, furent lancés dans l’air, et un cri perçant, aigu, dominant tout ce fracas, me fit tressaillir d’horreur. Je tournai la tête : le contremaître, qui tenait sa mèche allumée, tomba sur le bord du vaisseau, et dans sa chute, sa main, conduite par un mouvement machinal et convulsif, atteignit la lumière, la poudre s’enflamma, le canon partit ; et, comme satisfait de ce dernier acte de devoir, le vieux Nipper resta sans mouvement, sans faire entendre un soupir.

À l’instant une clarté sanglante se répandit dans le ciel ; l’atmosphère parut tout en feu, comme si un immense volcan avait surgi tout à coup des abîmes de l’Océan. Une épouvantable détonation, le brisement du bois, le déchirement des agrès, des cris confus, des gémissemens affreux, des hurlemens de douleur, formèrent comme