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SOUVENIRS D’UN OFFICIER DE MARINE.

— Eh bien ! mon jeune garçon, d’où venez-vous, et où allez-vous ? me dit le grand-maître de ce temple enfumé.

— D’où je viens ? peu vous importe, pourvu que je paie mon écot. Où je vais ? je vous le dirai quand je le saurai moi-même. Allons, mon vieux, faites-nous servir du grog ; et si vous pouvez me faire embarquer demain dans un de ces navires qui stationnent le long du quai, vous ne serez pas fâché de ma visite.

En prononçant ces derniers mots, je secouai mes poches avec une certaine affectation vaniteuse qui produisit l’effet que j’en attendais.

— Voilà un petit loustic qui n’a pas l’air aisé ! grommela mon hôte entre ses dents ; et élevant la voix : — Nous sommes donc en fonds, jeune homme ? Alors, soyez le bien-venu. — Se tournant vers la porte : — Catherine, allons, du rhum, mon enfant. À propos, me dit-il, votre nom ?

— Que vous importe mon nom, vieux marsouin ! Que le rhum arrive, et les schellings viendront à leur tour.

À ces mots, tous mes ivrognes jetèrent un hourra universel, et le rhum fut servi. Je me versai un verre de grog, j’allumai ma pipe, et me mis d’abord tranquillement à fumer ; puis, après quelques instans de silence, j’entamai ainsi la conversation

— Camarades, vous avez sans doute déjà navigué ?

— Non, jamais, répondirent quelques-uns.

— Il n’y a pas de presse, dirent quelques autres.

— À votre aise ; mais, dans ce cas, vous ferez bien d’avoir l’œil à l’horizon, et surtout d’y voir clair.

— Pourquoi, diable ! mon garçon ?

— Pour rien ; mais, si vous m’en croyez, vous ne vous montrerez pas trop ce soir ; restez tranquilles, c’est le plus prudent.

— Encore il y a un pourquoi, s’écrièrent à la fois deux des moins ivres de la bande, en se rapprochant de moi.

— Le pourquoi, c’est que, voyez-vous, la presse est dans la ville, et que, moi qui vous parle, je viens d’échapper à une douzaine de flibustiers royaux qui me poursuivaient. Ma foi, sans le détour de la rue et cette allée obscure, c’en était fait.

Une volée de jurons, d’imprécations et de blasphèmes, accueillirent cette déclaration. En un instant, le tumulte, la confusion,