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MÉMOIRES DE MIRABEAU.

attaques, et ne les gouverna souvent qu’au gré de ses passions ou même de ses besoins ; et c’est en ce sens surtout qu’il est vrai de dire que sa mémoire publique, sa mémoire de grand citoyen a reçu d’irréparables atteintes. Mais il eut de rares et lumineuses inspirations sur l’état social profond et l’avenir où l’on se précipitait. Il eut sa période d’arrêt et de retour après sa période d’invasion ; il ne crut pas en politique à l’efficacité absolue de la logique, de la théorie, ni des constitutions faites de toutes pièces ; il conçut, plus qu’aucune tête à cette époque, l’élément historique et vital des sociétés. L’exemple de l’Angleterre lui faisait entendre à quel point cet être complexe qu’on appelle nation peut vivre, se maintenir et prospérer, au milieu de mille irrégularités peu géométriques, et selon une harmonie plus occulte et bien supérieure. Il essaya à diverses reprises, mais sans suite et sans possibilité, de faire respecter le vieux chêne croulant, où l’un des premiers il avait mis la hache. Sous cet aspect, sa prévoyance et, comme l’a dit très exactement Dumont, son étendue d’horizon politique, n’ont jamais été si évidentes qu’aujourd’hui, où, après tant d’efforts et d’épuisemens, on s’aperçoit qu’on n’a presque fait que tourner dans un cercle douloureux. Pour tout résumer de l’opinion actuelle sur Mirabeau, comme homme privé, il est jugé plus indulgemment, plus affectueusement même à travers ses désordres ; comme renommée de grand citoyen, il a déchu, ou plutôt il a été dégradé ; comme tête politique, il a grandi.

Comme écrivain, M. Hugo a sévèrement et pittoresquement caractérisé Mirabeau. En nous montrant ce revers de style pâteux, mal lié, mou aux extrémités des phrases, avec des mosaïques bizarres de métaphores peu adhérentes, en nous offrant en regard le cachet du grand prosateur et la substance particulière dont est fait le grand style, souple et molle d’abord, et puis figée, lave d’abord, et puis granit, il a peint lui-même sa manière, il a donné l’empreinte et le moule de son procédé. Ne l’a-t-il pas pourtant trop généralisé ? tous les styles des grands prosateurs nés, ou plutôt de ceux qui deviennent grands prosateurs, sont-ils et doivent-ils être une lave durcie en granit ? Cette substance intime dont se compose l’expression de la pensée et des sentimens, ne varie-t-elle pas comme les organisations elles-mêmes ? ici, chair palpitante et solide,