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MÉMOIRES DE MIRABEAU.

et glorieuse, mais dans son unité effective, plus diverse et à la fois plus intelligible ; on saisit les passions, les affections premières, les tournures originelles de ces natures qui, plus tard, ont dominé ; en quoi elles touchent au niveau commun, et quelques parties des racines profondes. La forte sève qui, plus haut, s’en va mûrir et se transformer merveilleusement sous un soleil dont les rayons ne viennent pas également à chacun, on la voit sortir et monter de cette terre qui est notre commune mère à tous. En ce sens, les mémoires des grands hommes sont des titres de famille pour tous les hommes qui reconnaissent en ceux qu’ils admirent des frères seulement plus favorisés ou plus bénis, ou plus rudement éprouvés.

Depuis quelques années déjà, il s’accrédite des opinions bien fausses, selon moi, sur la nature, la qualité et le droit des grands hommes. L’idée morale n’entre plus dans le jugement qu’on porte sur eux, ni dans le rôle qu’on leur assigne. On les fait grands, très grands, des instrumens de fatalité, des foudres irrésistibles, des voix commandées dans l’orage ; rien ne les limite, ce semble, que leur pouvoir et leur succès même. On est revenu sur ce point à une idolâtrie, du moins en paroles, qui rappellerait celle des premiers âges ; ce ne sont que demi-dieux toujours absous, quoi qu’ils fassent, et toujours écrasans. Bonaparte a gâté le jugement public par son exemple, et les imaginations ne sont pas guéries encore des impressions contagieuses et des ébranlemens qu’il leur a laissés.

L’ancienne société offrait un certain nombre de positions à part qui investissaient d’un caractère divin et redouté les hommes heureusement pourvus par la naissance. La noblesse, celle du sang royal surtout, marquait au front ses élus d’un signe qui ne semblait pas appartenir à la race d’Adam. Sous Louis xiv, le culte du monarque était devenu une démence universellement acceptée qui étonne encore par son excès, même la sachant à l’avance, chaque fois qu’on ouvre les témoins de ce temps, les beaux esprits ou les naïfs, Mme de Sévigné ou l’abbé de Choisy, l’abbé Blache ou Boileau. Il faut dire pourtant que sous Louis xiv, à part ce soleil monarchique qui absorbait en lui toutes les superstitions et les apothéoses, le génie et sa fonction étaient noblement conçus, et dans des proportions vraiment belles parmi les guerriers, on n’en