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m’occupe n’a pas dit encore son dernier mot. Ces classifications sont chimériques et non réelles ; dans notre île, le talent se développe spontanément, naturellement comme l’arbre sur le bord des ruisseaux. Il croît en liberté : point de censeur pour élaguer ses branches, point d’autorité qui le soumette à sa discipline, point d’académie qui l’émonde et qui le transforme. Comme le juge d’Israël, l’homme de talent accomplit l’œuvre qui lui semble bonne ; il est seul, il est son maître. Cowper n’a pas plus d’imitateurs que Burns ; quel est l’élève de Crabbe ? qui ressemble à Scott, à Southey, à Wordsworth ? Il est aisé de découvrir des points chimériques de ressemblance entre des portraits qui n’ont aucune analogie essentielle. Quant à moi, je ne comprends pas la nécessité de m’écarter de la biographie critique, pour inventer des distinctions subtiles et des classifications imaginaires.

On a témoigné le regret que je n’aie pas montré l’influence des hommes de génie sur l’Angleterre : rien de plus facile, ils n’en ont aucune. Les directeurs de deux ou trois journaux influens ont plus de puissance réelle sur le gouvernement et le pays, que tous les bardes inspirés qui ont vu le jour depuis cinquante ans. Qu’on juge de l’influence du génie par la destinée qui l’attend. Chatterton, faute de trouver du pain, prit du poison ; Johnson, malade, ne trouva pas de ressources pécuniaires suffisantes pour un voyage sur le continent qui eût relevé sa santé ; Burns, au lit de mort, n’avait pas un sou dans sa poche, pas un morceau de pain sous son toit ; Crabbe est mort pauvre dans son petit presbytère ; Scott, en essayant de refaire sa fortune, s’est suicidé par le travail, et sa bibliothèque va être vendue à l’encan ; Byron, exilé, mourut en maudissant sa patrie dont il est la gloire ; Coleridge a perdu sa modique pension ; Wordsworth distribue du papier timbré ; Southey, le poète lauréat, reçoit de Sa Majesté quelques bouteilles de vin par jour ; Thomas Moore n’a trouvé pour récompense de son talent que la renommée. Hogg vit pauvrement dans sa ferme d’Yarrow, et Wilson subsiste en donnant des leçons de philosophie morale[1].

Je dis adieu à mon sujet.


Allan Cunningham
  1. Nous trouvons plus éloquentes que justes les paroles qui terminent si poétiquement l’histoire littéraire de M. Cunningham. Déjà M. Bulwer, dans son dernier ouvrage, l’Angleterre et les Anglais, s’est proclamé le grand provéditeur des écrivains de sa patrie. Il a prétendu que leur influence sur les destinées de la Grande-Bretagne était beaucoup trop faible, et leur position trop incertaine ; plainte qui