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on retrouve bien dans cet ouvrage les sentimens généreux et patriotiques de Walter Scott, mais non sa verve et la franchise de son talent. Je serais tenté de le regarder moins comme un historien véritable que comme un excellent chroniqueur ; il ressemble assez à Froissard pour l’invention poétique, et la nature l’avait doué d’un talent pittoresque qui l’emporte même sur le coloris éclatant et naïf de ce contemporain d’Édouard iii. Incapable d’ailleurs de raisonner philosophiquement sur les faits ; moins profond que bon coloriste, je le nommerais volontiers le Rubens de la littérature.

Telles sont les qualités qui distinguent l’histoire de notre époque, publiée sous ce titre : Vie de Napoléon Bonaparte. C’est une merveille que cet ouvrage. La narration en est rapide et animée ; nous suivons depuis le berceau jusqu’à la tombe les diverses fortunes de l’homme de la destinée ; lisant le Tasse sous les vieux arbres de l’école de Brienne ; pauvre cadet dans le régiment de Lafère, et pensant bien plus à la littérature qu’à la tactique ; puis, au siège de Toulon, méditant le succès de son entreprise et étonnant par la rapidité et la sûreté de ses calculs les représentans du peuple muets devant lui. Notre cœur bat quand nous voyons cet homme immense, perdu et ignoré dans la capitale, dînant dans un mauvais restaurant avec Talma, puis appelé au moment du péril par la Convention qui invoque son secours et qui oppose aux factions soulevées ce jeune lieutenant. De Paris à Rome, de Rome en Allemagne, renversant les armées et fracassant les trônes sur sa route, il va, il va toujours, ce conquérant presque imberbe ; il se fraie une voie sanglante jusqu’au sein de l’Égypte, où ses savantes manœuvres fauchent la cavalerie orientale comme l’acier du moissonneur fauche les épis ; notre ame l’accompagne et sympathise avec lui lorsqu’il est prêt à se précipiter dans l’Inde ; lorsque, ne pouvant y parvenir, il revient en France où des hommes presque aussi étranges que lui préparaient le marche-pied de sa puissance. Quel drame, lorsqu’il arrache et précipite de leurs sièges les avocats tremblants ! Que va-t-il faire ? À quelle œuvre va-t-il consacrer sa plume et son glaive ? Le premier consul de la république, le héros de tant de batailles rangées ceindra-t-il le diadème du despote ?

Oui : nous nous éveillons ; notre rêve se dissipe. Il est roi, ses maréchaux se pressent autour de lui, il répudie sa femme ; la fille des rois partage son lit impérial. Du nord au midi et du midi au nord, il fait mouvoir ses armées dévastatrices, et la victoire s’attache toujours à ses aigles ; mais nous avons cessé de nous intéresser à lui, nous ne battons plus des mains quand il triomphe, nous ne nous associons plus à sa gloire : il est l’oppresseur des peuples, son immense fortune nous est odieuse.