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POÈTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS.

qu’il rencontre, et les choses, et les hommes, et les animaux ; peintre d’instincts plutôt que de mœurs, de mœurs plutôt que de caractères, pénétrant jusqu’au cœur toujours, moins souvent jusqu’à l’ame.

Et puis il n’est pas seulement ici l’auteur du drame, il en est encore le héros, non plus caché dans la coulisse, mais en face du public, sur la scène, parlant et agissant, en déshabillé, pour ainsi dire, avec ses naïvetés d’amour-propre, avec ses indiscrétions de jeune homme, avec ses impressions du moment ; sans autre prestige que l’amabilité qui le suit partout, sans autre fard que la coquetterie qu’il ne quitte jamais. Au milieu des Alpes, entre un ours et un crétin, au bord d’un précipice, sur la verte rive d’un fleuve, sous le bleu manteau du ciel, il se taille un cadre à son choix, à sa taille ; et là s’assied pour travailler en face des glaces éternelles, comme une femme devant le miroir de son nécessaire, se peignant, s’attifant, se regardant de la tête aux pieds.

Hé ! qui ne se mire et ne s’admire aujourd’hui ? Qu’y faire ? c’est une manie, un travers, un vice du siècle. Où est le temps que les grands hommes étaient humbles comme de petits enfans, que leur ame s’embellissait de pudeur comme une vierge qui rougit, que leur génie se cachait dans sa modestie comme Dieu dans son sanctuaire ? A-t-il jamais existé ce temps ? on aime à le croire. Reviendra-t-il ? on aime à l’espérer. — Mais à présent que tout s’individualise, que chacun se fait centre, que chacun se croit dieu ; honte aux modestes ! malheur aux humbles ! ils seront réputés niais et traités d’imbécilles. — N’est-ce pas Voltaire qui appelait Buffon M. de Montorgueil ? Buffon qui ne lisait jamais une de ses pages en société sans la terminer par cette formule : Avouez, mesdames, que cela est beau ! — En ce sens, que de petits Buffons aujourd’hui ! Il se forme parmi les artistes une religion nouvelle, sorte de paganisme littéraire où tout est dieu excepté Dieu lui-même. C’est à prendre en pitié l’espèce entière ; c’est à vous dégoûter d’être grand homme. Passe encore si ce n’était que ridicule ; mais c’est nuisible au talent et à l’art. Du moment qu’on s’adore, plus de progrès possibles. Aussi que de génies éteints, de poètes faillis et d’avortons littéraires ! L’orgueil est un fruit de mort que ce siècle aime trop.