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POÈTES ET ROMANCIERS FRANÇAIS.

M. Dumas, c’est que le drame d’intérêt et de passions a absorbé peu à peu celui de mœurs et de caractères. Après d’incroyables efforts pour soutenir, durant les trois premiers actes, le personnage froidement égoïste d’Alfred, l’auteur, obéissant à l’instinct dramatique dont il est pourvu, l’a abandonné presque complètement, pour concentrer tout l’intérêt autour de deux autres figures plus dignes de le fixer, Angèle et Henri Muller. Angèle, faible enfant, un des échelons de la fortune de d’Alvimar, et qu’il a repoussée du talon, après lui avoir légué le remords devant sa conscience, parce qu’il l’a déshonorée, et la honte devant le monde, parce qu’il l’a rendue mère. Henri Muller, une des plus touchantes inventions de l’auteur, jeune artiste, poitrinaire comme Novalis, dévoué comme Ralph ; médecin, il sait qu’il va bientôt mourir ; amoureux d’Angèle, il se tait, car qu’a-t-il à lui offrir ? le cœur d’un amant déjà fiancé à la tombe. Mais s’il ne peut être son époux, il sera du moins son protecteur, son vengeur au besoin ; rival d’Alfred, il le suit pas à pas sur sa dangereuse échelle, et quand, au dernier degré, le misérable cherche à s’assurer dans sa haute position et à s’équilibrer dans son infamie, Muller se dresse, en face de lui, tel qu’un spectre, pour le précipiter dans la mort.

Les trois premiers actes d’Angèle, préface indispensable au drame dont ils posent, un peu longuement, les prémisses, sont évidemment sacrifiés aux deux autres. Rupture d’Alfred, aux eaux de Cauterets, avec une maîtresse inutile ; séduction d’Angèle, arrivée et départ de sa mère ; trahison d’Alfred, qui suit Mme de Gaston et délaisse sa fille ; bal à Paris chez Mme de Gaston, qui est sur le point d’épouser Alfred ; arrivée subite d’Angèle ; son accouchement par Henri Muller, que d’Alvimar amène les yeux bandés, etc. : il fallait toute l’audace de M. Dumas pour tenter au théâtre de pareilles situations, et toute son habileté pour s’en tirer. Il a dépensé à cela plus d’adresse, de travail et de talent qu’à bon nombre de ses meilleures scènes. Cette pièce, selon l’expression d’un directeur de théâtre qui sait faire de l’esprit plus que de l’art, est une témérité bâtie sur des hardiesses. Mais ces hardiesses, il faut le dire, elles sont d’une haute inconvenance morale ; et, si j’avais le temps, je ne manquerais pas de les condamner, et