Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 1.djvu/120

Cette page a été validée par deux contributeurs.
116
REVUE DES DEUX MONDES.

où elle outrage dans ses Encycliques le seul grand homme que possède aujourd’hui l’église[1], et qui devrait siéger au trône de saint Pierre, si le catholicisme, comme autrefois, couronnait le génie ? Que dire de ces tentatives, si ce n’est qu’elles n’auront d’autre effet que de rendre plus éclatant ce qu’il y a d’irréparable dans les ruines humaines ?

Les destinées de l’humanité ont deux grands interprètes, l’épopée et l’histoire, qui racontent différemment les vicissitudes de l’homme et du monde.

L’épopée a le droit de se créer un monde idéal. Le poète qui tient à sa disposition la connaissance de la nature, de l’humanité, et le pressentiment du ciel, demande à ces élémens une création qui lui appartienne. Il a besoin d’une nature plus merveilleuse et plus pure que celle dont il est le spectateur mélancolique ; l’humanité telle qu’il la voit ne lui suffit pas, il l’exhausse ; il la met en commerce avec ce ciel vers lequel il s’élève à force d’amour indomptable et curieux. Alors, dans les chants du poète, la nature est plus belle, l’humanité plus grande, le ciel descend sur la terre. Des aventures inouies mettent en mouvement et en saillie toutes ces puissances doublées et réunies. À ce spectacle nous sommes émerveillés, nous croyons assister à un splendide miracle ; nous sommes ravis, ravis hors de la terre, et cependant c’est nous qui sommes en scène, et nous nous regardons nous-mêmes. L’épopée est à la fois le bouclier d’Achille, et le miroir où se reconnut Renaud. C’est l’image du ciel, de la terre, et de l’homme tracée, pour réveiller l’homme, pour l’élever à de plus nobles actions, à de plus glorieux destins. La racine de l’épopée est l’histoire, mais son développement n’est pas proprement historique ; on n’est pas poète épique en altérant l’histoire, en l’exagérant, mais en sachant créer à côté d’elle un autre monde. Ce monde doit se composer d’analogies harmonieuses et idéales avec ce que l’homme connaît, mais le résultat doit être différent de la réalité ; c’est comme un royaume à part entre le ciel et la terre. Un jeune et grand artiste a récemment conçu toute la portée de cette imagination créatrice du poète épique. L’Ahasvérus d’Edgar

  1. M. de La Mennais,