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cours, car, dans l’Amérique espagnole, les phases de la lune marquent le temps d’une foule d’opérations, et pour presque toutes le décours est indiqué comme l’époque de rigueur.

Le père Gumilla, dans le chapitre où il traite de l’inoculation du guaco, parle aussi d’une autre opération à l’aide de laquelle les Indiens cherchent à se prémunir contre l’action des poisons, ce genre d’assassinat étant très commun parmi les diverses tribus qui habitent les bords de l’Orénoque. Comme l’opération a toujours été pratiquée par les piaches (magiciens), et qu’elle s’accompagne de certaines paroles mystérieuses, les missionnaires n’ont pas manqué de la proscrire ; mais, en dépit de leurs efforts, elle s’est perpétuée en secret depuis la conquête jusqu’à nos jours. Il en coûte cependant cher pour être initié. D’abord le sorcier exige pour sa peine une forte somme, puis il soumet le récipiendaire à un jeûne très long, très rigoureux, et tel que de cent qui se présentent, soixante-dix ne peuvent atteindre le terme de rigueur. Ceux qui peuvent aller jusque-là reçoivent du sorcier trois pilules qu’ils doivent avaler sans les mâcher. Après cela, ils se croient en sûreté contre les poisons dont on fait usage parmi eux. Voici, dit le père Gumilla, comme j’ai d’abord été instruit de cette coutume : « Je demandais un jour à un Indien, homme sage, et qui jouissait de toute ma confiance, pourquoi un des jeunes gens du village était si pâle et si affaibli. — C’est, me répondit-il, parce qu’il jeûne maintenant pour se préparer à prendre les pilules, comme tels et tels les ont déjà prises. Parmi ceux qu’il me désignait était un Indien que je regardais comme le meilleur chrétien, comme l’exemple de toute la mission. Sur-le-champ j’allai trouver cet homme, et l’abordant brusquement : — Comment, lui dis-je, étant chrétien, racheté de Dieu, sers-tu encore le diable ? et portes-tu dans ton estomac les pilules du piache ? — Et comment, reprit l’Indien sans s’émouvoir, les Espagnols, qui sont aussi chrétiens, portent-ils à leur ceinture des pistolets et une épée ? — Ils ne les prennent pas, répliquai-je, dans un mauvais dessein, mais seulement pour leur défense. — Et moi, dit l’Indien du même ton, je n’ai pas pris les pilules pour nuire à qui que ce soit, mais pour que, me sachant armé, mes ennemis ne songent pas à m’attaquer. »

Nous avons vu que Gumilla regarde les nègres comme les hommes