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est-ce aux oiseaux de mer que vous pensez là pendant des heures ? Non ; vous songez probablement aux premiers jours de votre jeunesse, à vos années écoulées, à l’incertitude de l’avenir, à Dieu peut-être, ou aux hommes. Il en est de même de l’impression causée par une œuvre d’art. L’impression poétique que nous en recevons n’est pas l’impression de cet objet. Vous voilà sous les arceaux gothiques de la cathédrale de Reims ou de Notre-Dame de Paris ; si vous examinez ces deux édifices en artiste attentif, vous éprouverez le sentiment du beau et du grand ; mais si, cessant de penser à l’œuvre, vous vous abandonnez à l’impression poétique qu’elle fait naître, l’idée de la cathédrale disparaîtra ; vous penserez à Dieu, à la faiblesse de l’homme, que sais-je ? à la Marguerite de Goethe, ou bien à toutes les jeunes filles qui ont passé avant le temps sous l’ogive de ce portail ; et votre ame, selon son rêve de la veille, suivant l’heure du jour, la couleur du ciel, la clarté des vitraux, tombera dans une rêverie, véritable état poétique, musique intérieure que vous pourrez traduire par des chants ou des vers, si vous êtes poète ou musicien. Hé bien ! cette même cathédrale que vous oubliez quand vous y êtes, un jour, lorsque vous serez loin d’elle, un chant d’église, entendu en traversant un village, vous la rappellera tout à coup. Vous la verrez alors, cette cathédrale, des yeux de l’imagination, dans toute sa hardiesse poétique ; vous suivrez dans le ciel son clocher merveilleux, vous reverrez sa nef et ses chapelles, vous entendrez résonner son orgue et son bourdon, vous découvrirez son génie intime et ses rapports avec notre ame, et si vous êtes Schiller vous ferez la cloche, et si vous êtes Victor Hugo, vous ferez Notre-Dame de Paris.

Ce que la poésie a le pouvoir d’exprimer, ce n’est donc pas la sensation immédiate que nous recevons des objets, mais le sentiment intérieur qui se forme en nous à l’occasion de ces objets : ce qu’elle est apte à exprimer, ce sont des rapports. Si la poésie n’avait qu’à transcrire la sensation présente, il faudrait que le poète au milieu de la tempête saisît son carnet pour y décrire la tempête ; qu’au milieu d’une nuit de délices, il prît son album pour lui faire la confidence de son bonheur. Rien de cela n’arrive. Les belles tempêtes du Camoens n’ont pas été décrites au milieu de la tourmente, mais quand il était rentré dans le port ; ce qu’il chantait