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porte à l’époque de Johnson ; nous nous trouvons jetés au milieu d’une époque dont le langage est plus étudié, dont les manières sont moins naturelles que les nôtres. Samuel Johnson, juge difficile, aimait Évelina, faisait souvent allusion à ce roman quand il se trouvait dans le monde, et mortifiait singulièrement Boswell[1], en le classant parmi les Brangton, famille de niais et de curieux impertinens, que Mme d’Arblay avait peints au naturel.

Personne ne fait de portraits individuels plus caractéristiques ; tous ses Brangton sont admirables ; son M. Smith, bourgeois de crédit et de renom, n’a pas moins de valeur. Dès qu’une singularité de caractère s’offre, elle la saisit avec vivacité, avec bonheur ; elle a disséqué pour ses menus plaisirs les absurdités sociales. Aucun des détails extérieurs ne lui échappe ; son pinceau, précis et net, reproduit avec une force étonnante les mœurs et les habitudes privées. Quel portrait vaut ce portrait de Boswell qu’elle nous a donné dans ses Mémoires du docteur Burney ? Ses Lettres à M. Crisp sont des merveilles d’observation sociale. Comme elle étudie la mode, l’étiquette, le décorum ! Quelle profonde investigation des convenances ! Comme elle sait bien tout ce qui s’est passé au bal, et les mille petites passions qui ont agité les acteurs !

Il est vrai qu’à force d’arrêter ses regards sur les étoffes, les costumes, les robes brodées et les cheveux poudrés de l’époque, il ne lui est plus resté d’attention, de puissance d’examen à consacrer à tous les cœurs qui palpitaient sous le damas et sous la soie. L’originalité et la profondeur du dessin manquent à ses ouvrages ; les importantes vé-

    cette école de détails curieux et de peintures minutieuses, ont pour original et pour prototype Richardson, qui lui-même a suivi la route tracée par Daniel de Foë, dans son Robinson. Le plan de l’auteur ne lui permettait pas, comme nous l’avons dit, de suivre cette filiation des écoles. S’il eût adopté un mode de travail plus large et plus étendu, il eût sans doute fait observer que cette habitude d’analyse détaillée date de la révolution de 1688, de l’avènement de Guillaume et du triomphe des whigs, dépositaires des doctrines libérales et républicaines, adoucies et modérées par le temps. On dirait que la sévérité et l’exactitude des puritains ont fait naître ce nouveau style, inconnu auparavant, ce style de roman domestique, où tous les détails sont approfondis, et toutes les minuties sont observées ; Robinson Crusoé en est le premier modèle ; Clarisse Harlowe en est le type complet.

  1. Boswell s’était constitué, du vivant de Samuel Johnson, l’inséparable et l’historiographe de cet homme célèbre. Boswell est resté type de la curiosité impertinente et de la fatuité minutieuse.