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ceptions. Aujourd’hui le romancier envahit le domaine du drame et de l’épopée : il arrache la palme tragique aux poètes que le mauvais goût du parterre exile de la scène. Le roman se mêle à ces hautes discussions politiques et morales dont la Muse n’oserait pas approcher. Il porte une main hardie sur les matériaux de notre histoire.

À nous, hommes du dix-neuvième siècle, il a été donné de voir un second Shakspeare répandre sur les fragmens de nos chroniques les rayons ardens, variés, de l’invention poétique et du drame de passion ; de le voir amuser les loisirs d’un second duc de Marlborough par ses fictions admirables. Fielding, Smollett et Richardson[1] s’étaient contentés de des-

    des poèmes et des romans. Celui de tous les poètes modernes qui paraît avoir dédaigné le plus obstinément la prose, Byron écrit des lettres familières qui méritent d’être lues, dont le style, affecté sans doute, mais piquant, spirituel et plein de saillie, reproduit très bien le ton des salons anglais en 1815. Les œuvres en prose de Moore et de Southey, de Coleridge et de Wilson, sont aussi dignes d’éloges que leurs œuvres poétiques. Tous les hommes remarquables de l’Angleterre sont polygraphes ; le talent et le génie varient aisément aujourd’hui la forme de l’expression ; rien de plus facile que d’apprendre cette forme. Les médiocrités elles-mêmes font de la prose passable et des vers assez honnêtes. Chez Walter Scott, l’observation du romancier et les vues de l’historien, chez Southey, la science philosophique et la sagacité du biographe se joignent à la verve du poète et à l’habileté du versificateur. Pour les apprécier complètement, c’est donc le mobile intime de leur pensée qu’il faut atteindre. On ne pourrait, sans défigurer leur portrait, les scinder et les représenter d’une part comme faiseurs de prose, de l’autre comme fabricans de poésie. Ils ont agi sur leur temps, et par leurs œuvres en prose, et par leurs œuvres en vers

  1. Fielding, Richardson, Sterne, Lewis, Walter Scott, nous semblent marcher à la tête d’écoles fort distinctes, et que l’on ne peut confondre. Fielding est, après Cervantes, de tous les écrivains, celui qui a conçu le roman avec la largeur la plus épique, avec le plus d’harmonie dans l’ensemble et dans les détails, avec la vigueur dramatique la plus prononcée. La peinture de l’humanité telle qu’elle est, grotesque, admirable, risible, triste, bizarre, incohérente, mobile ; cette peinture, soumise à une grande idée morale, mais sans jamais permettre à la moralité d’étouffer le vrai, ni aux détails de surcharger l’ensemble : tel est le roman de Fielding ; c’est celui de Cervantes : c’est l’épopée de la prose, le roman de la vie bourgeoise. Peu de talens sont assez forts et assez complets pour atteindre à cette netteté, à cette concentration, à cette parfaite harmonie. Les uns tombent dans la charge, et ne saisissant que le côté grotesque du monde, font, comme Smollett, des caricatures plus ou moins gaies. Les autres, comme miss Edgeworth, habiles à discerner la vé-