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déjà tous les curieux. Alors adieu la Charloten-Strasse, adieu Luther et sa jolie salle, et son bon vin, et ses petites tables. Peu s’en faut qu’en le quittant on ne lui dise encore des injures ; peu s’en faut qu’on ne le paie pas, pour le punir de son ingratitude ; et Luther, abandonné, perdu, ruiné, ne sachant plus que faire, voyant sa cave déserte, son enseigne impuissante, sa gloire effacée, sa caisse vide, arrive un jour, pâle et le désespoir dans le cœur, chez Devrient, et lui dit : — Monsieur, venez, buvez, disposez de moi, de mes garçons, de ma salle, de ma bière et de mon Rudesheim, je ne vous demande pas un sou. — Et l’on dit que Devrient ne se fit pas scrupule de profiter de la permission.

Il y a dans la vie de Hoffmann une page plus belle que celle où sont inscrites ses relations avec Devrient : c’est lorsque, revenant parfois le soir, las du monde qui ne lui inspirait plus aucune sympathie, las des hommes qui avaient long-temps exercé sa verve moqueuse, il se retrouvait seul chez lui, seul avec sa tristesse, avec ses rêves d’artiste, avec ses crayons et son piano, ses livres et son grand fauteuil. Alors il commençait ordinairement par s’asseoir devant son piano, il en faisait vibrer les touches, et la note qui tremblait sous ses doigts, l’accord musical qui résonnait dans l’air, lui donnaient une sorte de commotion électrique. Alors arrivaient les morceaux d’inspiration, les brillantes fantaisies, les beaux passages d’Undine, et le monde réel fuyait loin de lui, et son ame prenait l’essor avec ces riches inspirations, avec cette poésie musicale, avec ces airs capricieux, avec ces flots de mélodie. Puis, quand il se sentait échauffé, entraîné, enthousiasmé, il s’en allait fermer sa porte à double tour, puis rentrait dans son sanctuaire avec un visage épanoui.

À ce moment vous eussiez vu le bon Hoffmann tirant du fond d’une armoire une bouteille bien cachetée, puis un verre, puis d’une autre armoire, encore plus soigneusement fermée que la première, une vingtaine de petites figures en carton qu’il rangeait symétriquement sur la table. C’étaient tous les personnages principaux de ses romans, qu’il avait lui-même dessinés, collés sur carton et découpés. Là venait la pâle et poétique héroïne du Violon de Crémone, la jeune comtesse du Majorat, la pauvre Anna de Don Juan, la jolie fille de maître Martin, puis l’homme au sable, An-