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et nous dit, pour s’excuser de l’embarras momentané où il nous avait mis :

— C’est que je causais avec Maria.

— Qu’est-ce que Maria ?…

— C’est la seule femme de la terre qui soit jamais montée sur le Mont-Blanc.

— Comment ! cette femme ? — Je me retournai pour la regarder.

— Oui, c’est une luronne, allez ; imaginez-vous qu’en 1811, les habitans de Chamouny se dirent un matin : Ma foi, c’est bel et bon de conduire toujours les étrangers au sommet du Mont-Blanc pour leur plaisir, si nous y montions un jour pour le nôtre. Qui fut dit fut fait ; on convint que le dimanche suivant, si le temps était beau, ceux qui voudraient faire partie de la caravane se réuniraient sur la place. À l’heure dite, Jacques Balmat que nous avions fait notre capitaine, nous trouva rassemblés ; nous étions sept en tout, lui compris : c’étaient Victor Terraz, Michel Terraz, Marie Frasseron, Édouard Balmat, Jacques Balmat, et moi. Au moment de partir, nous ne sommes pas plus étonnés que de voir deux femmes qui arrivaient pour faire l’ascension avec les autres : l’une d’elles, nommée Euphrosine Ducrocq, nourrissait un enfant de sept mois. Balmat ne voulut point la recevoir dans la compagnie ; l’autre, qui était celle que vous venez de voir n’était pas encore mariée, et s’appelait Marie Paradis. Jacques Balmat alla à elle, lui prit les deux mains, et la regardant dans le blanc des yeux : — Ah ! ça, mon enfant, lui dit-il, êtes-vous bien décidée ? — Oui ! — C’est qu’il ne nous faut pas de pleureuses, entendez-vous ? — Je rirai tout le long du chemin. — Je ne vous demande pas ça, vu que moi, qui suis un vieux loup de montagne, je ne m’engagerais pas à le faire ; on vous demande seulement d’être brave fille et d’avoir bon courage ; si vous vous sentez en aller, adressez-vous à moi, et quand je devrais vous porter sur mon dos, je vous réponds que vous irez où iront les autres ; est-ce dit ? — Tope ! — Répondit Maria en lui frappant dans la main. Cet arrangement fait, nous partîmes.

Le soir, comme d’habitude, on coucha aux Grands-Mulets. Comme les jeunes filles ont le sommeil agité, et qu’en rêvant Maria aurait bien pu tomber dans le ravin dont vous a parlé Balmat,