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DE LA CHINE.

C’est toute une poésie populaire que cette création monstrueuse et fantastique qui se forme dans l’esprit des hommes d’après la création véritable ; il se passe là quelque chose d’entièrement semblable à ce qui a lieu dans la formation spontanée des types héroïques ; la tradition les compose ainsi de toutes pièces, attachant sur un corps, quelquefois assez difforme, ailes d’aigle, griffes de lion ; dans cette opération, la fantaisie populaire est prompte, et fait faire rapidement bien du chemin à la donnée qu’elle travestit. Peu d’années lui suffisent pour rapetisser ce qui était grand, grandir ce qui était petit, transporter un personnage du monde réel dans le monde fabuleux. Quelque soixante ans après sa mort, Charlemagne est déjà, dans la Chronique du moine de Saint-Gall, une espèce de géant et de matamore tout-à-fait invraisemblable ; il est, dans les romans de chevalerie, roi et père imbécile, tandis qu’un roitelet gallois y figure comme le plus puissant des monarques. Aujourd’hui, malgré l’invention de l’imprimerie et les révélations des mémoires ; nous voyons se construire sous nos yeux la figure idéale, épique, pour ainsi dire, du héros de ce temps, et nous sommes tous plus ou moins dupes de cette construction à laquelle nous assistons. Déjà existe dans l’imagination des peuples un type convenu de Napoléon, qui commence à ne lui pas ressembler beaucoup, et lui ressemblera moins de jour en jour : dans soixante ans, ceux qui l’ont connu, s’ils vivaient alors, ne le reconnaîtraient plus. Ainsi va l’activité incessante de l’imagination humaine, défaisant, refaisant sans cesse, brodant le vieux, cousant le neuf ; en vérité, à la voir procéder de la sorte, il n’est rien qu’on puisse refuser de croire, pas même qu’un tapir soit devenu un griffon.

En faisant des élémens de l’écriture chinoise la belle analyse dont j’ai rappelé, dans mon premier article, les piquans résultats, M. Rémusat avait été frappé de voir la nomenclature employée par les Chinois pour désigner les objets naturels, se rapprocher, en plusieurs points, de la nomenclature si philosophique qu’a inventée Linnée, et qu’ont adoptée tous les naturalistes. On sait qu’elle consiste à désigner les individus d’un genre par un substantif commun, et à différencier les espèces par un nom, soit substantif, soit adjectif, joint au premier : canis leo, canis vulpes, rosa canina,