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AHASVÉRUS.

de clôre et de peupler. Il y a mis, lui, sa religion toute nue et sa foi. Pour ne pas les laisser vides, il nous reste, à nous, à y introduire la beauté et le génie, si nous pouvons, qui n’y furent jamais. Car une société n’est pas plus maîtresse de quitter à son gré les élémens primitifs de son art, que d’extirper les racines de sa langue ; et ces formes indigènes, toujours anciennes, toujours nouvelles, sont des coupes de vermeil dans lesquelles circulent, à la ronde, les idées de chaque siècle à la table des peuples, et qui ne s’usent que lorsqu’elles ont été dûment remplies. L’avenir du drame est dans le mystère.

Il est inutile de dire que l’on ne doit chercher ici rien qui ressemble à la vérité locale, ni à la couleur historique, telles qu’elles ont été toutes deux entendues de nos jours. En général, rien ne serait plus facile que d’aligner avec méthode les siècles au bout les uns des autres, avec leurs rois et leurs royaumes, comme on aligne des alexandrins. Dans le poème classique du passé, chaque empire tomberait régulièrement à sa place, comme une rime plate. Il y a des nations qui se gonflent naturellement comme des épithètes sonores. Il y en a qui se traînent invisibles et muettes, comme des conjonctions ; et nous savons de bonne source que les générations qui pourraient au besoin servir d’adverbes parasites et de chevilles ne manquent pas non plus. Mais la vie n’en agit pas ainsi. Elle parcourt à la fois tout l’organisme du passé. La poésie de l’histoire, la vraie, est son anachronisme. Comme l’éternité, elle mêle tous les temps, parce qu’elle les voit, parce qu’elle les sent vivre tous ensemble ; et facilement, mon Dieu ! cette poussière tient, sans tant de façons, dans le creux de sa main.

De tous les caractères d’Ahasvérus, le plus apparent est d’être peuple, foule, glèbe. Suivant le mot du jour, c’est l’éternel prolétaire ; et voilà pourquoi il appartient à notre époque de le réaliser tôt ou tard. Puisque la monarchie est morte et qu’au moins nous avons le cadavre, ne songeons plus qu’aux funérailles ; la société se fait démocrate ; il faut bien endurer que l’art le soit aussi et avant elle, de quelque pas qu’elle aille. En prenant possession de l’avenir, le peuple apporte avec lui ses idées sous la forme de ses traditions. Comme lui, ses types d’art ont toujours vécu, et personne ne sait le jour où ils sont nés. Quant au pouvoir, il est certain qu’ils ne l’ont point eu encore, ni le trône pour s’y asseoir. Nous ne rom-