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LETTRES SUR L’INDE.

servir. Il n’y a ici qu’un Anglais pour lequel j’avais une lettre d’introduction. On fait vite connaissance au Bengale, et surtout au Sylhet, où il ne paraît pas un étranger tous les deux ans. Au bout d’un quart d’heure, j’étais chez lui aussi à mon aise que chez moi. Mon hôte est un de ces hommes qui n’ont guère à la bouche d’autres mots que primes, actions ou dividendes. En outre, il est propriétaire de la plus belle manufacture de chaux du Bengale. Depuis vingt ans qu’il brûle des pierres pour construire des maisons, il aurait pu s’acheter dix palais ; mais il préfère ses carrières, sa cabane et la vie paisible qu’on y mène, aux jouissances agitées de l’Europe. Tu devines bien, ma chère belle, le sujet de nos conversations. Il n’était question ni de Shakespeare, ni de Locke, ni de Pope ; mon riche manufacturier s’en inquiète aussi peu que de ce qui se passe dans la lune. Nous avons parlé de lime stone, de quarry et de marble, depuis la première tasse de thé jusqu’à la dernière. Peu importe à ce philosophe pratique qu’on place sa poudre blanche dans les terres ordinaires ou dans les terres alcalines ; il ne lui importe guère davantage qu’elle verdisse la couleur des violettes ou des mauves : l’important pour lui est de savoir choisir les pierres qui produisent le plus de chaux, et c’est à quoi il s’entend aussi bien que le premier chimiste. Il ne s’était jamais aperçu que ses pierres renfermassent des coquilles, et encore moins que ces coquilles fussent des ammonites ou des nummulites. Il fut donc fort étonné de l’observation que je lui en fis faire, et il admira sans doute ma profondeur, puisqu’il me fit présent d’une douzaine de beaux échantillons, en se rappelant qu’en effet un certain M. Deluc, venu au Sylhet long-temps avant moi, en avait également recueilli pour les envoyer à son père à Genève. Après déjeuner, nous allâmes voir ses chantiers, ses fours et ses magasins qui n’occupent pas moins de trois mille hommes. Je ne pus me défendre, à l’aspect de tant de richesses, d’un petit sentiment d’envie et surtout de mépris pour cette sotte déesse qu’on nomme la Fortune, qui distribue ses faveurs si aveuglément, si injustement, si grossièrement.

Ces trois adverbes joints font admirablement.

Figure-toi que ce brave homme, qui pourrait avoir depuis vingt ans une bonne femme et dix beaux enfans, ne s’est pas marié dans