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invisible et préféré qui leur dérobait le cœur où ils avaient planté leur espérance. — Et pourtant, si Ravenne et Venise avaient été aux portes de Londres ou de Paris, bien des affections qui ont persévéré auraient été détruites ou dénouées.

Cependant les calomnies envieuses de Leigh Hunt, les caquets puérils de M. Dallas, les minutieuses anecdotes du capitaine Medwin, les riens prolixes de Thomas Moore, les spirituels bavardages de Lady Blessington, ont laissé surnager quelques vérités dures sur le compte du noble poète. En lisant, d’année en année, toutes ces indiscrètes confidences, les femmes, qui, dans l’entraînement de leur imagination, avaient dévoué leurs destinées au bonheur de l’ami de Shelley, qui faisaient de le consoler le premier de leurs devoirs, ont gémi sincèrement sur les ridicules et les petitesses du dieu qu’elles avaient adoré. Elles se sont dit, en s’applaudissant de leur impuissance dans le passé, que le génie, comme le fronton des temples, a besoin de l’éloignement pour ne rien perdre de sa majesté.

Or, ce qui est arrivé aux rivales imaginaires de la comtesse Guiccioli, arrive tous les jours dans la société où nous vivons.

Comme l’amour de tête se développe d’abord dans l’imagination, avant d’envahir les autres facultés de l’âme, il est naturel et nécessaire qu’il domine de préférence les femmes environnées de toutes les conditions extérieures d’une vie heureuse et paisible, c’est-à-dire celles qui, n’ayant pas à former de souhait immédiat, ne trouvent, à leurs rêveries, d’autre sujet qu’un avenir lointain et impossible. Elles ne voient pas, dans l’amour tel qu’elles le conçoivent, une consolation et une espérance, des jours meilleurs et plus sereins. — Non ; car en regardant autour d’elles, en promenant leurs yeux sur le spectacle habituel où ils se reposent, elles n’aperçoivent que la paix et le calme, l’obéissance et l’harmonie. Elles n’ont pas à vouloir, puisque leurs volontés sont prévues ; leurs désirs sont devinés et satisfaits avant de naître et de s’exprimer. — Mais le repos les fatigue ; le calme les embarrasse et les gêne ; à force de sentir sous leurs pieds une route ouverte et frayée, d’apercevoir à l’horizon un ciel clair et pur, il leur semble qu’elles ne vivent pas, que la moitié de leurs facultés demeurent enfouies et inutiles. Elles appellent de leurs vœux l’heure de la lutte et de la souffrance,