Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 3.djvu/719

Cette page a été validée par deux contributeurs.
713
LA DOUBLE MÉPRISE.

D’ordinaire cet amour débute par l’enthousiasme, et s’adresse aux caractères qu’il n’a fait qu’entrevoir. Il se plaît à les revêtir d’une perfection exagérée ; il les agrandit et les exalte pour les adorer ; il les doue libéralement des plus rares qualités. Aux premières interrogations qui voudraient attiédir et rasséréner ses pensées, il répond par le dédain et la colère. Il ne permet à personne d’entamer ou de révoquer en doute l’idéale sublimité de son idole. Le premier qui porte la main sur l’autel où se consume son encens est son ennemi déclaré. N’espérez pas qu’il vous pardonne de vouloir dessiller ses yeux : il repousse la lumière que vous lui présentez ; il continue aveuglément la route où il s’est engagé, et ceux qui lui crient : Prenez garde ! il les appelle blasphémateurs.

Un tel amour, on le comprend sans peine, est rarement payé de retour ; et comment pourrait-il en être autrement ? — Depuis Héliodore jusqu’à Mlle de Scudéri, l’intérêt romanesque a presque toujours pris sa source dans l’amour de tête. Je ne veux pas le nier, entre le rhéteur grec et l’euphuiste de la cour de Louis xiv, il s’est rencontré plus d’un descripteur habile qui a su trouver dans cette maladie de l’âme humaine des épisodes pathétiques et déchirans. La matière poétique n’a pas manqué, et ne menace pas encore de s’épuiser. — Mais le point culminant des poèmes consacrés à l’amour de tête a toujours été le désappointement.

Chaque heure de la journée, dans la vie réelle, emporte une des illusions dont l’amour de tête ne peut se passer. Il n’y a pas une femme ou une jeune fille, d’une imagination un peu vive, qui ne trouve au fond de sa conscience l’application et la preuve de ces idées. — Mais pour choisir, entre mille, un exemple éclatant qui puisse illustrer ma pensée, combien de femmes depuis dix ans n’ont pas envié le sort de la comtesse Guiccioli ! combien n’ont pas rêvé le bonheur à Ravenne ou à Venise, près de l’auteur de Don Juan et de Beppo ! combien n’ont pas dit au-dedans d’elles-mêmes : Une nuit dans ses bras, et puis mourir le lendemain ! Les maris et les amans n’en ont jamais rien su ; en voyant passer un nuage sur le front de leurs bien-aimées, en voyant leurs yeux se mouiller de larmes involontaires, ils n’ont pas deviné le secret de leur mélancolie ; au milieu de leurs ardentes caresses, ils n’ont pas soupçonné l’adultère ou l’infidélité ; ils n’ont pas maudit le rival