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REVUE DES DEUX MONDES.

L’amour, tant que la vie intérieure et sociale n’en est pas troublée, mérite à peine d’être nommé. C’est un épisode indifférent qu’il faut abandonner aux professeurs d’hygiène ; on en peut disserter comme de la chasse ou de l’équitation, voilà tout. On peut le soumettre à la diète, blâmer l’abus ou l’abstinence ; mais le cœur et l’intelligence n’entrent pour rien dans la délibération.

Or, on ne saurait le nier, la plupart des hommes ne sont guère capables que de cette espèce d’amour que je viens d’indiquer. C’est pour eux une distraction, un délassement, parfois même une occupation ; ce n’est jamais une pensée sérieuse : c’est un jouet qu’ils prennent et rejettent à leur gré, sans interrompre d’une façon fâcheuse le cours de leurs études ou de leurs ambitions.

Il est donc vraiment très difficile d’aimer. — Mais comment s’assurer qu’on aime ? Comment se prouver à soi-même qu’on n’est pas la dupe d’une illusion ? Je ne crois pas qu’on puisse résoudre d’un mot cette question embarrassante. Je ne connais pas de symptômes irrécusables au moyen desquels on puisse constater l’existence d’un amour vrai.

Pourtant il est facile d’indiquer des épreuves que la prudence avoue, et qui rendent l’erreur très improbable.

En effet, après l’amour des sens, qui résiste aux conseils et meurt souvent avant qu’on ait eu le temps de le blâmer, il y a un autre amour plus dangereux, parce qu’il est persévérant, qui n’écoute ni la raison, ni l’amitié, qui va tête levée, et qui provoque sans remords la société qui le réprouve, qui ne tient compte ni des remontrances d’une sagesse étrangère, ni des angoisses de sa conscience, ni de la lumière de chaque jour : cet amour-là s’appelle l’amour de tête.

Parmi les hommes, ceux qui l’ont éprouvé s’en souviennent à peine. Ç’a été pour eux une déception et un désabusement de quelques jours. Ils n’ont guère trouvé d’ennemi qu’en eux-mêmes : leur plus grande douleur a été l’humiliation de leur vanité.

Mais il n’en va pas ainsi pour les femmes. Quand une fois elles ont engagé la lutte, la retraite est difficile. Il ne leur suffit pas de dire : Je me suis trompée. — C’est donc à elles surtout qu’il importe de bien savoir à quoi s’en tenir, avant de se livrer. C’est pour elles surtout que l’amour de tête est dangereux.