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LA CORNOUAILLE.

qu’ils laissent en arrière, et contempler face à face les devoirs nouveaux qu’ils viennent de s’imposer. Cette pensée mélancolique, qui perce dans tous leurs mouvemens, s’exprime bientôt par des chants ; le marié répète le premier la Complainte du Marié.

« Dimanche matin, je me suis levé, après avoir déjeuné, et j’allai à mon jardin dans l’espoir de me promener.

« Mais un petit oiseau chantait sur un buisson fleuri… Hélas ! il avait deux ailes, et moi, je n’étais plus agile comme au premier âge ; hélas ! je ne pus le prendre. — Mon pauvre cœur se mit à soupirer !

« Et un vieillard me dit : Bonjour, jeune homme, pourquoi soupirez-vous ? Avez-vous maladie de cœur ou tourment d’esprit ? — Ce n’est pas maladie de cœur ni tourment d’esprit qui me fait soupirer ; mais je regrette, hélas ! ma jeunesse qui m’abandonne.

— « La jeunesse est la plus belle fleur qui soit au monde, le temps la coupe comme la faux du moissonneur… Mais la tienne brille encore sur sa tige, la tienne n’est point près de tomber.

— « Oh ! vieillard, rends-moi ma jeunesse et ses plaisirs, et je te paierai à boire.

— « Oh ! jeune homme, jeune homme, si tu es un garçon d’esprit, rends-moi ma jeunesse, et je te paierai du vin.

« Autrefois quand j’étais jeune homme, nul souci ne me tenait au cœur, et j’avais dans ma bourse de l’argent pour moi et mes amis.

— « Autrefois quand j’étais jeune homme, on me trouvait le plus beau danseur du pays, je conduisais la danse sur la petite pointe du pied.

« Maintenant, je suis marié, maintenant embarras et chagrins !… Adieu ma jeunesse, la danse et tous mes plaisirs ! »


Ce chant désolé ramène la gravité sur tous les fronts ; un long silence se fait, pendant lequel chaque homme repasse dans sa mémoire les insoucieuses années de sa vie de garçon, alors qu’il faisait aux jeunes filles de belles baguettes de pardon, à l’écorce artistement découpée ; que, joyeux, il pouvait dépenser au cabaret son dernier écu, sans crainte de trouver au retour des pleurs d’enfans et des reproches de femme… ; — puis les souvenirs des prix à la lutte, des jabadeaux aux aires neuves, des promenades aux foires et des petits pains blancs de Peuzé. — Au lieu de tout cela, maintenant, le travail de quinze heures, le pain noir, l’habit de toile, la misère enfin !… — Non celle qui tue ; mais cette misère cauteleuse qui vous suce lentement le sang le plus pur et joue avec votre existence, comme avec une proie. — À ces pensées les têtes se courbent, les regards