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LA CORNOUAILLE.

particulière au Kernewote. Je l’ai déjà dit, c’est dans les solennités joyeuses de la vie, bien plus que dans les tristes cérémonies qu’il faut chercher le caractère de celui-ci, le deuil va mal à sa taille et le chagrin à son visage. Il n’est lui que là où rit la fête, où coulent l’eau de feu et le vin bleuâtre. Poétique et spirituel dans le plaisir, il est gauche et trivial dans la douleur. Il semble que le Léonnard et lui se soient partagé la vie ; à l’un les jeux et les fêtes, à l’autre les tristesses et les tombeaux. Aussi lorsque vous visiterez le pays de Léon, demandez à voir une agonie et un enterrement ; mais si vous parcourez les montagnes, mêlez-vous à des fiançailles et à un repas de noces.

En Cornouaille, dès qu’un jeune homme a tiré dans le chapeau[1] et a obtenu un bon billet, il songe à se mettre en ménage. Sorti de cette étrange loterie ouverte au profit du canon, il essaie aussitôt d’asseoir sa vie, de la mettre à l’abri d’une cabane entre une femme et des berceaux d’enfans. Quant au choix de cette femme, il le laisse bien rarement à l’amour, car c’est une situation qu’il cherche plutôt qu’un sentiment. Il va donc trouver le tailleur de l’endroit pour savoir de lui quelles sont les jeunes filles à marier.

Le tailleur est, en Bretagne, un être complexe, un homme sui generis, qui demande une description toute particulière. D’abord, il est contrefait (cet état n’étant guère adopté que par les gens qu’une complexion débile ou défectueuse empêche de se livrer aux travaux de la terre), boiteux parfois, plus souvent bossu. — Un tailleur qui a une bosse, les yeux louches et les cheveux rouges, peut être considéré comme type de son espèce. — Il se marie rarement, mais il est fringant près des jeunes filles, vantard et peureux. S’il a un domicile fixe, il ne s’y trouve guère qu’au plus fort de l’été ; le reste du temps son existence nomade s’écoule dans les fermes qu’il parcourt et où il trouve à employer ses ciseaux. Les hommes le méprisent, à cause de ses occupations casanières et féminines ; il ne prend même pas son repas à la même table qu’eux. Il mange après, avec les femmes, dont il est le favori. C’est là qu’il faut le voir, ricaneur, taquin, gourmand ; toujours prêt à aider une mystification à faire à un jeune homme, ou un tour à jouer à un mari. Flatteur complaisant, il sait à l’occasion porter sur le mémoire du maître de la maison, quelque beau justin qu’il a piqué en secret pour la femme ou la pennerès. Il connaît toutes les chansons nouvelles, il en fait souvent lui-même, et nul ne raconte mieux les vieilles histoires, si ce n’est peut-être le mendiant, autre espèce de barde ambulant qui parcourt aussi les fermes. Mais les récits de celui-ci sont tristes

  1. C’est dans un chapeau que se tirent les billets pour le recrutement.