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pas fait un mille à pied : aussi, quand les premières arrivèrent au Bengale, les Hindous, qui les voyaient toujours assises, s’imaginèrent long-temps qu’elles n’avaient pas de pieds. Les jeunes gens montèrent à cheval ; nos gens, sur des éléphans ; et, après avoir trotté deux heures, nous arrivâmes au village, les dames se plaignant des cahots, comme c’est l’usage, parce que, sans cela, elles n’auraient pas l’air délicat, et moi, fort ennuyé de la conversation de M. le juge qui avait cru devoir m’instruire de l’origine et de l’âge de ses chevaux, de l’éducation de ses chiens, de la mort de César tué par un sanglier, et du nom qu’il donnerait à ses descendans quand sa chienne aurait mis bas. En voyant arriver des calèches, des chevaux, des chrétiens, des éléphans, des musulmans, les pauvres Hindous s’imaginèrent que nous venions troubler leur fête, et commencèrent par se sauver ; mais on rassura le chef du village qui rassura bientôt ses compagnons, et peu à peu les fidèles se mirent de nouveau à prier. Cette fête se nomme l’épreuve du feu. Elle consiste à marcher nu-pieds sur des charbons ardens, et a beaucoup de rapport avec une fête du même genre qui se célébrait parmi nous au moyen âge, dans ce bon temps où l’innocence d’un accusé se prouvait par un combat singulier, et où l’on devenait homicide pour prouver qu’on n’avait pas volé. Nous vîmes là des fakirs qui sont les plus grands fripons de l’Inde se purifier et se faire même adorer et encenser, après avoir marché sur un bûcher. En Europe, les hommes soumis aux épreuves d’autrefois avaient sans doute les mains et les pieds plus durs que ceux des fakirs d’aujourd’hui, car ils devaient faire neuf pas en tenant une barre de fer rouge, ou marcher sur les socs brûlans de neuf charrues ; et Voltaire, de qui je tiens l’histoire, parle d’un Florentin qui traversa deux bûchers enflammés pour prouver, avec l’aide de Dieu, que son évêque était un coquin. Les fakirs que nous observâmes ce matin se bornent à faire quelques pas après avoir exécuté toutes les simagrées du métier en invoquant leurs dieux. Les uns font quatre pas, les autres six, et la plupart vont jusqu’à dix au troisième tour. Tu penses bien que les plus saints sont ceux dont les pieds sont les plus durs. Ce spectacle nous a retenus jusqu’à la nuit, et comme les dames craignaient la rencontre des tigres, nous avons armé chacun de nos domestiques d’une torche. Les éléphans mar-