Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 3.djvu/563

Cette page a été validée par deux contributeurs.
557
ÆNEAS SYLVIUS.

ne s’obtient jamais que par le courage personnel, par la vertu. Rappelez-vous combien de rois et d’empereurs, devenus glorieux au milieu des combats ou dans les conseils, ont été rabaissés dans l’opinion des hommes par les honteux effets de leurs passions privées ! Et vous, qui vous distinguez par tant d’éminentes qualités, vous qui êtes un si digne fils de notre noble père, serait-il possible que vous abandonnassiez la voie de la véritable gloire et de la vertu ? Voyez des nations entières, des princes illustres, des armées nombreuses qui se font un honneur de vous obéir ; placé plus haut qu’eux, obéissez de vous-même aux seules puissances dont vous soyez sujet, la nature et la raison.

« À cet endroit du discours, Mainfroi parut touché, et ne pouvant trouver de paroles pour exprimer ce qu’il sentait, il laissa tomber sa tête sur les mains de sa sœur, qui retenait les siennes, et les couvrit de baisers. — Je vous le dis, reprit Syligaitha émue, la passion que vous nourrissez déshonore un prince ; et il est impossible que vous, qui valez tant par vous-même, et qui êtes issu d’une race si illustre, vous vous décidiez à déshonorer, dans son palais, sur son lit nuptial, une sœur mariée noblement. Au surplus, c’est à vous maintenant de réfléchir sur ce qu’il vous reste à faire : je ne suis qu’une femme, jeune et sans force ; mais je vous préviens que je suis disposée à user de tous les moyens qui sont en mon pouvoir, pour conserver mon nom pur et sans tache. Pour vous, sur qui repose la destinée de plusieurs royaumes, vous devez considérer le présent et prévoir l’avenir, car aucune action, bonne ou mauvaise, ne demeure inconnue ; et, malgré le silence commandé par le respect, la violence ou la crainte, les bouches s’ouvrent, et la renommée parle : plus on emploie de moyens pour la contraindre à se taire, plus elle crie fort. Vous savez, continua en souriant Syligaitha, qui commençait à regarder sa cause comme gagnée auprès de Mainfroi, vous savez que ce que je viens de dire est surtout vrai quand il s’agit des liaisons d’amour ; car vous vous abuseriez étrangement, mon frère, si vous imaginiez que cette passion se satisfait du consentement réciproque, mais exclusif, des deux amans qui la partagent. Il n’y a pas de plaisir sans victoire, point de victoire sans trophée : c’est une loi générale de la nature, notre bonheur s’augmente quand on en parle à un ami ; et la douleur elle-même, renfermée dans un cœur solitaire, s’éteindrait promptement, si les confidences et les consolations ne la faisaient vivre en l’adoucissant.

« Syligaitha se tut. Mainfroi, distrait pendant la première partie de ce discours, n’avait pas cessé de tenir ses yeux attachés sur sa sœur. La pâleur ou l’agitation de son beau visage, les larmes qu’elle laissait couler, ou la crainte qu’elle exprimait, allaient se peindre, comme dans un miroir,