Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 3.djvu/523

Cette page a été validée par deux contributeurs.
517
UN MOT SUR L’ART MODERNE.

justice à elle-même, et s’estimant tout juste assez pour plagier, est encore un moins triste spectacle que cent ou deux cents génies manqués qui se bâtissent cent ou deux cents tribunes dans tous les coins de la place publique, et de là haranguent le monde, en foi de quoi ils se plantent la couronne sur la tête, et s’endorment du sommeil éternel.

J’en demeure d’accord ; et si l’on se demande par quelle fatalité une telle rage nous prend aujourd’hui, voici ma raison.

Il y a deux sortes de littérature : l’une, en dehors de la vie, théâtrale, n’appartenant à aucun siècle ; l’autre tenant au siècle qui la produit, résultant des circonstances, quelquefois mourant avec elles, et quelquefois les immortalisant. Ne vous semble-t-il pas que le siècle de Périclès, celui d’Auguste, celui de Louis xiv, se passent de main en main une belle statue, froide et majestueuse, trouvée dans les ruines du Parthénon ? Momie indestructible, Racine et Alfieri l’ont embaumée de puissans aromates ; et Schiller lui-même, ce prêtre exalté d’un autre dieu, n’a pas voulu mourir sans avoir bu sur ses épaules de marbre, ce qui restait des baisers d’Euripide. Ne trouvez-vous pas, au contraire, que les hommes comme Juvénal, comme Shakespeare, comme Byron, tirent des entrailles de la terre où ils marchent, de la terre boueuse attachée à leurs sandales, une argile vivante et saignante, qu’ils pétrissent de leurs larges mains ? Ils promènent sur leurs contemporains leurs regards attristés, taillent un être à leur image, leur crient : Regardez-vous ! puis ensevelissent avec eux leur épouvantable effigie.

Or maintenant, laquelle de ces deux routes voyons-nous qu’on suive aujourd’hui ? Il est facile de répondre qu’on n’a pas tenté la dernière. Nos théâtres portent les costumes des temps passés ; nos romans en parlent parfois la langue ; nos tableaux ont suivi la mode, et nos musiciens eux-mêmes pourraient finir par s’y soumettre. Où voit-on un peintre, un poète, préoccupé de ce qui se passe, non pas à Venise ou à Cadix, mais à Paris, à droite et à gauche ? Que nous dit-on de nous dans les théâtres ? de nous dans les livres ? et j’allais dire, de nous dans le forum ? car Dieu sait de quoi parlent ceux qui ont la parole. Nous ne créons que des fantômes, ou si, pour nous distraire, nous regardons dans la rue, c’est pour y peindre un âne savant ou un artilleur de la garde nationale.