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quelques cantons où ils sont même peu nombreux ; les autres se montrent en troupes considérables dans toutes les grandes plaines connues sous les noms de Pampas et de Llanos. Leurs habitudes, d’ailleurs, paraissent être les mêmes. Ils vivent en troupes composées de petits pelotons, dont chacun est commandé par un mâle adulte qui veille à la sûreté commune, et dirige tous les mouvemens. C’est une chose remarquable que cette tendance qu’ont les animaux doués de l’instinct de la sociabilité à se soumettre à la direction d’un seul ; et cette tendance se montre même dans les cas où il n’y a pas, comme dans celui-ci, un chef naturel, le chef de la famille. Nous pouvons l’observer souvent dans nos animaux domestiques, quand nous leur laissons le degré d’indépendance nécessaire pour qu’ils puissent encore établir entre eux un gouvernement intérieur, une sorte de gouvernement municipal.

Quelquefois l’autorité du chef repose uniquement sur l’affection ; c’est ce qui se voit par exemple chez les mules par rapport aux chevaux. Les muletiers, du moins en Colombie, dès qu’ils ont à conduire une troupe un peu considérable, ont soin d’y placer un cheval hongre qu’ils désignent par le nom de Madrino. Les mules s’attachent à ce cheval, et le suivent en tous lieux. Si elles en sont quelque temps éloignées, elles montrent une inquiétude, une impatience extrême. Quand elles l’ont pu rejoindre, elles vont aussitôt le flairer, et témoignent de la manière la moins équivoque le plaisir qu’elles éprouvent à le revoir.

S’il était permis d’établir des rapprochemens entre des animaux très dissemblables, on trouverait quelque analogie entre l’attachement des mules pour le madrino, et celui des abeilles neutres pour leur reine ; et l’on remarquerait que dans les deux cas cet amour si désintéressé ne se montre que chez des femelles stériles qui reportent en quelque sorte sur un parent la somme d’affection destinée à une progéniture qu’elles ne doivent point avoir.

Dans beaucoup de circonstances, la suprématie parmi les animaux qui composent un seul troupeau est dévolue au plus fort ; mais quelquefois aussi elle est le prix du courage et de la persévérance. M. Frédéric Cuvier, dans son beau Mémoire sur la sociabilité des animaux, dit avoir vu un bouc de Cachemire, qui, réuni à trois autres boucs plus grands et plus forts que lui, s’en rendit maître en peu de temps, quoiqu’en combattant il eût perdu une de ses cornes, et par là l’avantage de frapper également à droite et à gauche, comme pouvaient le faire ses rivaux. Mais sa colère devenait si violente, et son obstination était si grande, qu’il finit par obtenir, à l’aide de ces deux puissances, une autorité tout aussi complète que si elle lui avait été acquise par une incontestable supériorité de force