Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 3.djvu/46

Cette page a été validée par deux contributeurs.
40
REVUE DES DEUX MONDES.

faisaient les premiers chrétiens ; les assiettes ont la forme d’un écritoire, le récipient du milieu contient la sauce, et les légumes ou le poisson, seule nourriture qui leur soit permise, sont déposés autour. Je pensai encore à mon Allemand, et l’assiette m’expliqua, par sa forme, ce qu’il m’avait dit encore, que les chartreux mangeaient dans un encrier.

Le père Jean-Marie me demanda si je voulais voir le cimetière, quoiqu’il fît nuit. Ce qu’il regardait comme un empêchement était un motif de plus pour me décider à cette visite. J’acceptai donc. Mais, au moment où il ouvrait la porte par laquelle on y entrait, il m’arrêta en me saisissant le bras d’une main, et en me montrant de l’autre un chartreux qui creusait sa tombe. Je restai un instant immobile à cette vue ; puis je demandai à mon guide si je pouvais parler à cet homme. Il me répondit que rien ne s’y opposait ; je le priai de se retirer si cela lui était permis. Ma demande, loin de lui sembler indiscrète, parut lui faire grand plaisir : il tombait de fatigue. Je restai seul.

Je ne savais comment aborder mon fossoyeur. Je fis quelques pas vers lui ; il m’aperçut, et se retournant de mon côté, il s’appuya sur sa bêche, et attendit que je lui adressasse la parole. Mon embarras redoubla ; cependant un plus long silence eût été ridicule.

— Vous faites bien tard une bien triste besogne, mon père ? lui dis-je ; il me semble qu’après les mortifications et les fatigues de vos journées, vous devriez éprouver le besoin de consacrer au repos le peu d’heures que la prière vous laisse, d’autant plus, mon père, ajoutai-je en souriant, car je voyais qu’il était jeune encore, que le travail que vous faites ne me paraît pas pressé.

— Ici, mon fils, me dit le moine avec un accent paternel et triste, ce ne sont pas les plus vieux qui meurent les premiers, et l’on ne va pas à la tombe par rang d’âge ; d’ailleurs, lorsque la mienne sera creusée, Dieu permettra peut-être que j’y descende.

— Pardon, mon père, repris-je ; quoique j’aie le cœur religieux, je connais peu les règles et les pratiques saintes : ainsi donc je puis me tromper dans ce que je vais vous dire ; mais il me semble que l’abnégation que votre ordre fait des choses de ce monde, ne doit pas aller jusqu’à l’envie de le quitter.