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nous conquérons la Russie, comme nous avons conquis l’Égypte, l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche et l’Espagne. Le prétexte ne se fait pas attendre : un vaisseau anglais entre dans je ne sais quel port de la Baltique, au mépris des promesses continentales, et la guerre est déclarée aussitôt par Napoléon-le-Grand à son frère Alexandre Ier, le czar de toutes les Russies.

Et d’abord, il semble, à la première vue, que la prévoyance de Dieu échoue contre l’instinct despotique d’un homme. La France entre dans la Russie ; mais la liberté et l’esclavage n’auront aucun contact ensemble ; nulle semence ne germera sur cette terre glacée, car, devant nos armées, reculeront non-seulement les armées, mais encore les populations ennemies. C’est un pays désert que nous envahissons, c’est une capitale incendiée qui tombera en notre puissance ; et, lorsque nous entrons dans Moscou, Moscou est vide, Moscou est en flamme !

Alors la mission de Napoléon est accomplie, et le moment de sa chute est arrivé ; car sa chute maintenant sera aussi utile à la liberté, qu’autrefois l’avait été son élévation. Le czar, si prudent devant l’ennemi vainqueur, sera imprudent, peut-être, devant l’ennemi vaincu : il avait reculé devant le conquérant, peut-être va-t-il suivre le fuyard.

Dieu retire donc sa main de Napoléon, et pour que l’intervention céleste soit bien visible cette fois dans les choses humaines, ce ne sont plus des hommes qui combattent des hommes, l’ordre des saisons est interverti, la neige et le froid arrivent à marches forcées : ce sont les élémens qui tuent une armée.

Et voilà que les choses prévues par la sagesse arrivent : Paris n’a pas pu porter sa civilisation à Moscou, Moscou viendra la demander à Paris ; deux ans après l’incendie de sa capitale, Alexandre entrera dans la nôtre.

Mais son séjour y sera de trop courte durée, ses soldats ont à peine touché le sol de la France ; notre soleil, qui devait les éclairer, ne les a qu’éblouis.

Dieu rappelle son élu. Napoléon reparaît, et le gladiateur, tout saignant encore de sa dernière lutte, va, non pas combattre, mais tendre la gorge à Waterloo.

Alors Paris rouvre ses portes au czar et à son armée sauvage. Cette fois, l’occupation retiendra trois ans aux bords de la Seine ces hommes du Volga et du Don ; puis, tout empreints d’idées nouvelles et étranges, balbutiant les noms inconnus de civilisation et d’affranchissement, ils retourneront à regret dans leur pays barbare, et huit ans après une conspiration républicaine éclatera à Saint-Pétersbourg.

Feuilletez le livre immense du passé, et dites-moi dans quelle époque