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le capitaine ordonna à l’équipage de former un pont avec les embarcations, pour gagner les grandes roches de Fermanville.

Il fut cependant obéi sans murmures. On débarqua les armes, les pierriers, les instrumens de marine et les cartes. L’ordre qui règne dans les grands bâtimens de guerre fut religieusement observé en cette circonstance, et les bagages, ainsi que les provisions, furent rangés sur ce plateau de roches, avec la même régularité qu’ils l’étaient sous le pont de la frégate. Le sac de chaque marin se trouva placé à son numéro d’ordre, et les ustensiles aux extrémités de chaque ligne. Tout cela fut fait dans un profond silence ; on n’entendait que la voix des officiers qui donnaient des ordres qu’on exécutait avec ponctualité.

Vers midi, l’équipage, exténué de fatigue, prit son repas sur la roche de Fermanville, puis les travaux recommencèrent. C’était un triste et curieux spectacle que celui de cette frégate couchée sur le flanc, soulevée de temps en temps par les flots, et assujétie sans résistance aux mouvemens de l’onde, comme un cadavre abandonné, elle qui la veille avait fendu ces eaux avec vigueur, droite et fière, chassant les flots sur son passage et les couvrant d’écume. Il y eut un moment cruel, ce fut celui où le capitaine Lemaître, et M. Gattier, le lieutenant de vaisseau, son second, restés les derniers à bord de la Résolue, furent obligés de quitter à leur tour le navire. La mer était tellement grosse, qu’ils ne purent diriger leur embarcation. Ils restèrent environ vingt minutes entre les rochers, livrés à tous les caprices de la vague, et se décidèrent enfin à essayer d’aborder en gagnant les rochers tantôt à la nage, tantôt en se glissant sur les blocs qui paraissaient à fleur d’eau. En touchant l’anse de Mondrée, où il prit terre, le capitaine fut reçu dans un profond silence par tous ses gens. À le voir gagner, la tête baissée, une tente qui avait été élevée à la hâte ; à voir toutes ces figures affligées, qui se pressaient autour de lui, et semblaient lui adresser des regards de consolation, on eût dit un père malheureux qui venait de perdre un enfant chéri, un fils unique. C’était bien en effet un enfant chéri que l’infortuné capitaine avait perdu, et dans son désespoir, il s’écria qu’il ne survivrait pas à sa perte.

Deux dames se trouvaient dans la diligence qui m’amena à Cherbourg, toutes deux tristes et silencieuses. L’une d’elles se ca-