Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 3.djvu/421

Cette page a été validée par deux contributeurs.
415
SOUVENIRS DE LA NORMANDIE.

et au reste de la division le malheur de la Résolue. Bientôt on vit arriver du cap Lévi et du Béquet, quelques embarcations montées par les habitans de ces côtes, qui sont tous d’intrépides matelots. Les chaloupes de la division navale vinrent à leur tour montées par nos marins, et commandées par les jeunes élèves de la marine si timides à terre, si fermes et si sérieux au moment du danger. Un bateau à vapeur et un de ces bugalets qui transportent des pierres à la digue, accoururent aussi au secours de la frégate. Le capitaine et l’équipage les voyaient avec inquiétude lutter contre les vagues qui ne leur permettaient pas d’aborder le vaisseau, et essayer vainement de résister aux flots qui menaçaient aussi de les briser sur cette terrible côte. À voir ce grand vaisseau immobile, et toutes ces barques soulevées, à demi-englouties, lancées de nouveau sur la pointe des vagues et presque aussitôt ensevelies au milieu des flots, on eût dit que le danger était pour elles, et qu’elles venaient chercher un refuge près de ce navire majestueux et tranquille. Depuis, j’ai parcouru ces eaux par un temps paisible, et par une haute marée qui les rendait navigables. À chaque moment, notre légère embarcation passait sur de larges taches noires, formées par le reflet des roches, qui garnissent le fond, et qui s’élèvent quelquefois si haut qu’elles se trouvent à quelques pouces de la carcasse des chaloupes. Les pilotes s’étonnaient beaucoup que leurs embarcations, accourues dans cette nuit, n’eussent pas toutes péri sur ces roches.

On s’efforça de maintenir la frégate en la soutenant par des mâts de rechange appuyés contre les flancs du bâtiment. Tout fut inutile. La mer en baissant, la laissa retomber de tout son poids sur la roche qui traversait sa quille ; un nouveau craquement, aussi terrible que le premier, se fit entendre, et la carène, ainsi que toutes les pièces principales de sa coque, se brisèrent à la fois.

On ne peut se figurer la douleur d’un équipage en un pareil moment. Les marins ont toujours quelque saillie en réserve pour l’heure du danger ; ils observent avec une incroyable insouciance les indices d’une tempête qui doit les faire périr ; mais quand il faut quitter leur navire, abandonner le vaisseau qui est à la fois leur maison et leur patrie, ils n’ont pas de résignation pour un pareil malheur. Les plus vieux matelots fondirent en larmes quand