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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

Le reste de la montée fut horrible. La pluie arriva bientôt, et avec elle l’obscurité la plus profonde. Notre compagne s’attacha au bras du guide ; Lamark prit le mien, et nous marchâmes sur deux rangs : la route n’était pas assez large pour nous laisser passer de front ; à droite, nous avions un précipice dont nous ne connaissions pas la profondeur, et au fond duquel nous entendions mugir un torrent. La nuit était si sombre, que nous ne distinguions plus le chemin sur lequel nous posions le pied, et que nous n’apercevions la robe blanche de la dame qui nous servait de guide, qu’à la lueur des éclairs, qui heureusement étaient assez rapprochés, pour qu’il y eût à peu près autant de jour que de nuit. Joignez à cela un accompagnement de tonnerre dont chaque écho multipliait les coups et quadruplait le bruit : on eût dit le prologue du jugement dernier.

La cloche du couvent que nous entendîmes nous annonça enfin que nous en approchions. Une demi-heure après, un éclair nous montra le corps gigantesque de la vieille Chartreuse, couché à vingt pas de nous ; pas le moindre bruit ne se faisait entendre dans l’intérieur que celui des tintemens de la cloche ; pas une lumière ne brillait à ses cinquante fenêtres : on eût dit un vieux cloître abandonné où jouaient de mauvais esprits.

Nous sonnâmes. Un frère vint nous ouvrir. Nous allions entrer, lorsqu’il aperçut la dame qui était avec nous. Aussitôt il referma la porte, comme si Satan en personne fût venu visiter le couvent. Il est défendu aux chartreux de recevoir aucune femme ; une seule s’est introduite dans leurs murs en habit d’homme ; et, après son départ, lorsqu’ils surent que leur règle avait été enfreinte, ils accomplirent, dans les appartemens et les cellules où elle avait mis le pied, toutes les cérémonies de l’exorcisme. La permission seule du pape peut ouvrir les portes du couvent à l’ennemi femelle du genre humain. La duchesse de Berry elle-même avait été, en 1829, obligée de recourir à ce moyen, pour visiter la Chartreuse.

Nous étions fort embarrassés, lorsque la porte se rouvrit. Un frère en sortit avec une lanterne, et nous conduisit dans un pavillon situé à cinquante pas du cloître. C’est là que couche toute voyageuse qui, comme la nôtre, vient frapper à la porte de la Chartreuse, ignorant les règles sévères des disciples de saint Bruno.