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ROLLA.


Hélas ! qui peut savoir pour quelle destinée,
En lui donnant du pain, peut-être elle était née ?
D’un être sans pudeur ce n’est pas là le front.
Rien d’impur ne germait sous cette fraîche aurore.
Pauvre fille ! à quinze ans ses sens dormaient encore ;
Son nom était Marie, et non pas Marion.
Ce qui l’a dégradée, hélas ! c’est la misère,
Et non l’amour de l’or. — Telle que la voilà,
Sous les rideaux dorés de ce hideux repaire,
Dans cet infâme lit, elle donne à sa mère,
En rentrant au logis, ce qu’elle a gagné là.

Vous ne la plaignez pas, vous, femmes de ce monde !
Vous, qui vivez gaîment dans une horreur profonde
De tout ce qui n’est pas riche et gai comme vous !
Vous ne la plaignez pas, vous, mères de familles,
Qui poussez les verroux aux portes de vos filles,
Et cachez un amant sous le lit de l’époux !
Vos amours sont dorés, vivans et poétiques ;
Vous en parlez du moins, — vous n’êtes pas publiques.
Vous n’avez jamais vu le spectre de la faim
Soulever en chantant les draps de votre couche,
Et, de sa lèvre blême effleurant votre bouche,
Demander un baiser pour un morceau de pain.

Ô mon siècle, est-il vrai que ce qu’on te voit faire
Se soit vu de tout temps ? Ô fleuve impétueux,
Tu portes à la mer des cadavres hideux ;
Ils flottent en silence, — et cette vieille terre,
Qui voit l’humanité vivre et mourir ainsi,
Autour de son soleil tournant dans son orbite,
Vers son père immortel n’en monte pas plus vite,
Pour tâcher de l’atteindre, et de s’en plaindre à lui.

Eh bien ! lève-toi donc, puisqu’il en est ainsi,
Lève toi les seins nus, belle prostituée.
Le vin coule et pétille, et la brise du soir